Marie Bressy, Isabelle Huault « Au fil des lettres »

Ces textes ont été écrits sur une proposition d’écriture de Alain André à partir de Qui sait, de Pauline Delabroy-Allard. Ils figurent parmi les douze textes sélectionnés.
Isabelle Huault

Au fil des lettres 

On faisait ce qu’il y avait à faire, pas besoin de nous dire quoi. On savait.

[Les garçons] On allait chercher les vaches, on conduisait le David Brown rouge, on charriait les bottes de foin. On réparait les clôtures, père nous montrait. On ne lisait pas ou des fois les livres des filles. On apprenait nos leçons avec les filles sur la table de la cuisine. On allait avec elles en vélo à l’école. On dormait dans la chambre. On chantait le Divin enfant à la messe de minuit. On bricolait des cannes à pêche avec des bâtons et de la ficelle. On jouait du clairon. On rigolait, on se chamaillait, des fois on s’envoyait un truc à la figure. On ne geignait pas.

[Les filles] On épluchait les légumes du midi. On touillait la soupe au chocolat du soir. On plumait les poulets. On lisait les livres de la bibliothèque rose, on écoutait les Poppys. On faisait nos devoirs serrées  collées autour de la grande table. On voulait faire plaisir à maman qui réclamait des bonnes notes. On faisait les lits dans la chambre. On fabriquait des surprises de Noël avec trois fois rien. On cousait des bouts de tissu, on tricotait des pulls, on ne réclamait rien. On lavait le linge. On repassait le linge. Je repassais les torchons aux lettres brodées de fil rouge. J’aurais brodé les mêmes si j’avais brodé mon trousseau de mariage. Comme assignée à résidence maternelle depuis mon premier jour. Comme toi ma mère, je le lis sur les actes d’état civil. Alors quoi ? Et si ouvrir la porte. Et si tirer le fil de son être femme. Et s’envoler.

Je vole. De mes propres lettres.

I.H.

Marie Bressy

Dans ma famille, on ne parle pas pour ne rien dire. On ne parle pas. On ne dit rien. On va à la messe mais on ne croit pas au Bon Dieu qui, s’il existait n’aurait pas permis toutes les horreurs qu’on voit à la télévision. On fait un signe de croix rapide au-dessus du pain avant de l’entamer. On ne dit pas bonjour à la voisine de droite qui a eu cinq enfants avec cinq pères différents. On dit bonjour à la voisine de gauche qui n’en peut plus de ses douze enfants du même père qui boit et qui la frappe. On est pauvre mais on ne doit rien à personne. On garde la tête haute même si la honte nous submerge parfois. On part en colonie de vacances. On espère Saint Georges de Didonne, nager dans l’océan mais on atterrit à Jurançon parce que l’air de la mer ne convient pas aux enfants nerveux. On ne fréquente pas les garçons. On connait des filles-mères jetées à la rue et celles obligées de se marier très vite. Le ventre arrondi caché par un voile de tulle blanc.. La maison bruisse de secrets. On n’a pas de grands-parents, qui nous racontent des histoires . Pas de cousins pour bâtir des souvenirs, pas d’oncles, pas de tantes. La mère est orpheline. Le père a une soeur ainée qu’il adorait et qui est morte trop jeune. On me donne son prénom Albertine. Je le déteste. Je préfère Agnès comme la fille du notaire.

Tu m’offres des livres. Tu m’offres un Tepazz et des disques. Tu m’amènes au cinéma. Tu m’amènes voir la mer. Je garde longtemps les grains de sable collés dans mes cheveux.

M.B.