Toute entreprise romanesque est-elle une tentative de réparation ? Dans L’Ami du Prince, Marianne Jaeglé s’attache à combler un manque de l’Histoire, en reconstituant les derniers mots de Senèque adressés dans une lettre à son ami Lucilius.
C’est alors que Néron lui ordonne de se donner la mort que commence le roman, dans la demeure du philosophe, le 12 avril 65 après Jésus-Christ. Pendant 15 ans, le philosophe stoïcien, auteur de « La vie heureuse » a été le précepteur et conseiller de Néron. Après cinq années de règne prospère, où il s’emploie à des jeux oratoires et se rêve en poète, Néron, piètre artiste, bascule progressivement dans le despotisme, levant de nouveaux impôts, réquisitionnant des biens, éliminant un à un les membres de sa famille jusqu’à assassiner sa propre mère pour être assuré d’être le seul à régner.
Ainsi, se mêle au récit de Sénèque la description des arcanes du pouvoir et de son impuissance à changer le cours de l’histoire. Revenant sur ses propres compromissions, il s’interroge sur sa responsabilité dans la barbarie qui a marqué le règne de celui à qui il devait enseigner la droiture et la capacité de maintenir la paix de l’Empire.
Si ce dernier discours de Sénèque dicté à ses secrétaires a bien existé, il s’est perdu dans les siècles, et ce sont ces mots que Marianne Jaéglé a cherché à retrouver en restituant les échanges de Néron et de son précepteur, durant 15 années au cœur du pouvoir. Une somme historique colossale, qui se déploie dans un récit où l’auteure se glisse dans la peau de L’Ami du Prince.
Dans ce roman, Marianne Jaeglé poursuit son œuvre d’enquête structurée par un face-à-face. Celle de l’artiste et de son mécène, de l’élève et son maître, cherchant l’élément qui les sépare et provoque parfois leur chute conjointe.
On se souviendra de son premier roman « C’est Vincent qu’on assassine », où elle reprenait l’enquête sur la mort de Vincent van Gogh, mêlant plus intimement le rôle de Théo dans le suicide de son frère, tout en livrant un nouvel éclairage sur les circonstances possibles d’une mort non accidentelle. Dans la relation fusionnelle des deux frères, s’était immiscée la femme de Théo, l’éloignant sans bruit de Vincent, préparant ainsi le passage à l’acte. Mais qui était coupable ? Des inconnus sur une colline qui l’auraient tué, ou Théo lui-même, délaissant son frère à l’instant décisif où il était en train de sombrer dans une dépression plus profonde ? Qui aurait pu empêcher le drame ?
Marianne Jaeglé, à la recherche de cet instant décisif où une vie artistique s’abîme où se déploie, en avait fait le motif de son recueil de nouvelles « Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci ». Qu’aurait-il pu être sauvé de ces instants où se dessine une vocation, si ce n’est par la littérature ?
L’Ami du prince trouve à nouveau son moteur narratif dans une enquête sur une double tragédie. Cherchant ici l’origine du mal dans l’incapacité d’agir du maître à penser et la déviance de son élève, Marianne Jaeglé semble œuvrer pour la réhabilitation définitive de Sénèque.
Méditation sur les responsabilités de l’artiste vis-à-vis des figures qui l’entourent, L’Ami du Prince interroge sur les limites de la transmission : faut-il transmettre le merveilleux savoir de l’éloquence, de l’écriture et de la philosophie aux futurs tyrans ? Il serait trop pessimiste de prétendre pouvoir détecter les conséquences d’une éducation quand on découvre son élève de 11 ans comme ce fut le cas de Sénèque… Ce serait ignorer aussi le poids de la famille dont Néron, neveu de Caligula, était issu. Il est des cruautés de caractère qui sont nourries de l’invincible désir de pouvoir que même le savoir n’aurait pu arrêter ; et on referme ce livre en méditant sur les ressorts d’une ambition déçue. Il n’y a pas de pire tyran que celui qui aurait voulu être un artiste et s’est fait autocrate, substituant son désir de domination à son élévation morale.
Le rôle de l’intellectuel et du philosophe est de faire croitre le bien commun, et c’est dans cet objectif qu’un souverain s’appuie sur un conseiller. Pour faire régner la paix, la justice, permettre la protection des plus faibles et le maintien de l’abondance dans le pays dont il préside le destin. En renvoyant dos à dos le Prince et son conseiller – et un temps ami -, on tente de se souvenir que les œuvres de Sénèque ont distillé une leçon de courage et de vie, qui le sauve de l’opprobre d’avoir servi un empereur que personne n’aurait pu empêcher de détruire l’empire dont il avait hérité.
Danièle Pétrès
Pour aller plus loin : interview de Marianne Jaeglé à propos de son roman « C’est Vincent qu’on assassine » : comment écrire une biographie littéraire.
Interview de Marianne Jaéglé autour de son processus d’écriture, réalisée à l’occasion de la présentation du stage « Ecrire un roman », qu’elle anime actuellement.