Maud Vaillant
Combien de temps suis-je ainsi restée, paupières closes, bercée par le ronronnement du train ? Pas longtemps, pourtant.
Les voyages en chemin de fer me font un bien fou. Ils ont raison de la fragilité de mes nerfs, de ma fébrilité, de mon désordre. Je lâche mes angoisses sur le quai et n’emmène dans ma valise que la promesse de l’ailleurs, si peu exotique soit-il. Ça tombe bien, je ne pense pas que l’on puisse conférer un quelconque exotisme aux terres picardes. Quoique. La campagne change. Depuis que les fermes ne sont plus tenues par les fermiers, elles revêtent de petits airs de cottages anglais, avec leurs volets vert pastel et leurs treillages de roses… Alors oui, j’ai fermé les yeux de contentement. Mais je ne me suis pas assoupie une seule seconde, j’en jurerais ! Sous le voile de mes paupières, je devinais encore les champs mordorés, la plaine tremblante…
Un frisson glacé me parcourant l’échine mit violemment terme à mon heureuse somnolence. Une alerte. J’ouvris les yeux.
En face de moi se tenait Malo dans sa petite marinière. Avec ses joues dodues et ses cheveux châtain clair soigneusement coupés, il était craquant à souhait. Du haut de ses quatre ans et demi, il me lançait un regard déroutant de profondeur. Le frisson se transforma en sueur, tout aussi glacée, et mes mains se mirent à trembler. Je ne pouvais détourner mes yeux de lui, j’étais comme pétrifiée. D’un imperceptible mouvement de tête, il m’indiqua que quelque chose se passait sur ma gauche.
Le contrôleur se tenait planté là, en effet. Depuis quand ? Je tendis machinalement le billet coincé dans ma manche, tout en priant silencieusement pour qu’il ne remarque pas la danse frénétique de mes doigts sur le papier. De quoi avais-je l’air, bon sang ? D’une alcoolique en manque, probablement. D’une fraudeuse, plus sûrement encore. Il scruta mon visage, puis mon billet, étonné de le trouver en règle. Ne pas saisir la source de mon malaise le déstabilisait lui-même.
Reprends-toi, bon Dieu ! Je couvris mon visage de mes mains. Quand j’osai enfin une nouvelle œillade, Malo était toujours en face de moi. Il rigolait d’apercevoir mes yeux entre mes doigts écartés. J’entrepris de lui sourire, mais c’est difficile avec une mâchoire crispée : les lèvres s’étirent vers le bas.
Je m’adossai au fauteuil et respirai longuement. Malo était désormais concentré sur une autre affaire. Il s’appliquait à la réalisation d’un dessin avec ses quatre crayons de couleur. Je jetai un coup d’œil circulaire. Personne ne s’occupait de moi, de nous. Ce qui me calma considérablement. Je me penchai alors sur son œuvre : point de maison ni de cheminée fumante. Juste ma bouille, en gros plan. Faute de bleu, des yeux couleur serpent, et des cheveux écarlates pour restituer leur nuance auburn. De me voir ainsi croquée, je me mis à pouffer… le plus discrètement possible. Malo afficha une mine toute réjouie par ma soudaine décontraction.
Le train pénétrait déjà dans la zone des marécages, signalant l’approche de la gare, et une nouvelle ombre passa sur mon visage – je la vis s’incarner fugacement dans la vitre. Les gens allaient se précipiter vers la sortie, avec leur barda respectif. Ils ne prêteraient pas attention à Malo. L’imaginant bousculé, à moitié piétiné, je me levai et rassemblai très vite mes propres affaires. Mais Malo gérait. Il m’attendit sagement et se glissa furtivement derrière deux mamies encombrées d’emplettes.
Sur le quai, la profusion de soleil me fit battre des paupières. Malo glissa sa petite main dans la mienne et nous remontâmes ainsi la longue ligne de bitume. J’y trouvais une belle métaphore de la vie. Il puiserait sa force en moi et réciproquement, c’était aussi simple que ça. Nous étions portés à l’unisson par ce sentiment d’invincibilité. Je me sentais, je me savais assez solide… Une première.
Camille avait garé sa Twingo jaune pétard dans la contre-allée. Il rayonnait de retrouver sa vieille copine ; les amitiés nouées dans l’enfance ont un je-ne-sais-quoi de viscéral. En chargeant mon bagage dans le coffre, un vide immense envahit tout à coup ma poitrine. Je me retournai, prise de panique.
– Raphaëlle, que se passe-t-il ?, s’affola-t-il à son tour.
– C’est Malo ! Il a disparu !
– Qui est Malo ?
– Mon fils, Camille, mon fils…
– Raphaëlle, euh… Tu n’as pas d’enfant, me fit-il très gravement.
Pourtant… Je connaissais son prénom, son âge ; je reconnaissais chaque ligne de son visage. Comme une vérité qui s’impose. Je n’avais rien demandé. Je pensais manoirs anglais et, pouf, il avait débarqué dans ma vie. Il avait tenu lui-même à me rassurer quant à sa brutale incarnation. Jusqu’à laisser l’empreinte brûlante de sa paume contre la mienne.
J’ai connu le vertige d’être mère pendant vingt minutes. Puis celui, abyssal, de la solitude.
Je me fous du sens de cette apparition ; je me fous de ce qu’ils disent – bouffée délirante, trouble névrotique, imagination galopante, grande fatigue, univers parallèle… J’espère le revoir dans chaque train que je prends.