©FK- « envol »
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Cette semaine Françoise Khoury vous propose d’écrire à partir du livre de Chantal Akerman, Ma mère rit (Mercure de France, 2013). Vous pouvez nous envoyer vos textes jusqu’au 6 décembre à atelierouvert@inventoire.com.

Une sélection sera publiée deux semaines plus tard.

Extrait

«C’est vendredi et elle va manger du poisson et elle se réjouit. Oui, des solettes. Les solettes ce sont des petites soles. Elle aime les solettes. Moi aussi, mais je ne me réjouis pas et je me demande pourquoi (…) Il faut que la cuisine soit très propre. Mais qu’est-ce que tu veux donc de cette pauvre cuisine ? Elle est propre. Oui, mais il faut qu’elle soit très propre. Alors je prends une cigarette et je vais la fumer sur la terrasse. Les cendres tombent dans le jardin des voisins, ceux du rez-de-chaussée. Après une phrase finissant par très propre, il n’y a que ça qui me sauve, fumer une cigarette sur la terrasse. Et je l’entends encore dire très propre, étincelante, impeccable. Et je sais qu’il s’agit encore de la cuisine. Je n’entends pas les enfants qui jouent dans le jardin, moi aussi je me sens comme sourde quand elle dit très propre. »

Proposition

Voici l’autoportrait d’une cinéaste. Il fait partie de Ma mère rit, de Chantal Akerman (Mercure de France, 2013). Une femme d’images met en mots le quotidien, ses inquiétudes et ses doutes, ses hésitations, ses amours, sa relation à sa mère à la fois lourde et nécessaire. Elle la fuit puis la cherche. S’inquiète pour elle. Une mère rescapée des camps de concentration. Elle est de cette famille, si « ordinaire », dont elle ne peut se passer mais qui lui renvoie l’image de quelqu’un qui ne cadre pas tout à fait. Et sa sœur, qui connaît le plaisir de vivre, comment fait-elle ? Elle se compare et juge, pour sa part, ne pas s’être fait une vie. Elle se sent libre lorsque sa mère dit quelque chose qui ne soit pas : je t’aime. Elle respire. Mais lorsque sa mère ressasse le mot « propre » à chacune de ses phrases, sa fille se braque, se crispe, n’a qu’une envie : se boucher les oreilles, ne plus entendre, sortir, partir.Il y a des mots qui enferment, répétés en boucle comme pour combler les silences, recouvrir d’un voile pudique et rassurant des mots plus vrais. Des mots fermeture, révélateurs de fixations, d’obsessions. Des mots qui agissent comme déclencheur instantané, à qui l’entends, d’énervement, d’agacement, de ce qui insupporte au plus haut point, dévoilant ainsi les non-dits d’une relation. Et vous, vous arrive-t-il d’entendre dans les paroles d’un autre un mot qui se glisse automatiquement, de façon répétitive ? un mot qui n’aurait pas lieu d’être en somme, un mot qui n’est pas à sa place. Racontez toutes ces phrases qui entourent ce mot, quel est-il ? que camoufle t-il ? Envoyez nous votre texte en un feuillet.

Lecture

Paru dans la collection « Traits et portraits » du Mercure de France, qui se distingue par l’intégration de photographies dans le corps du texte, le livre de Chantal Akerman tient le journal des émotions qui n’ont cessé d’alimenter ses films : l’errance et la frontière, par exemple, qui l’ont amenée à interroger dans des documentaires ce qui pousse à ériger des murs et barbelés afin d’empêcher les migrants de passer. Les sexualités minoritaires aussi, ou encore la figure de l’étranger. En 1975, elle acquiert une notoriété avec son magnifique film Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles, où Delphine Seyrig tient le rôle principal. C’est le portrait d’une femme qui pose la question de l’enfermement, jusqu’à la folie. Les photographies du livre, comme un album autobiographique, égrènent des photos d’enfance avec sa mère et sa sœur, ainsi que des captures d’écran des images de ses films. Son personnage, Jeanne Dielman, a droit à une double pleine page au milieu du livre, signe de l’importance qu’a ce film dans sa vie. Sa vie et son œuvre sont inextricablement liées : tout le texte le révèle, jusqu’à la photo qui clôt le livre, symbolique de cette fusion : les ombres de deux silhouettes qui se fondent. Deux amantes ou les deux facettes de l’auteur ? Parmi les photos plus récentes de sa vie actuelle, la plupart représentent des intérieurs mélancoliques et vides, comme des appartements inhabités, ou alors des vues d’extérieurs pris à partir d’une fenêtre, métaphore du cadre saisi par la caméra. « J’ai un appartement mais je ne sens pas que j’ai un chez moi ni un ailleurs » écrit Chantal Akerman et ces images viennent appuyer ce sentiment de n’appartenir à aucun lieu. Mais où est-ce que j‘habite ? est la question lancinante de ce texte.

FRANÇOISE KHOURY

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