Il y a un mois, nous vous avons proposé d’écrire à partir de « Porca Miseria » de Tonino Benacquista (Gallimard, janvier 2022). Merci à tous de votre participation ! Voici les textes de Lysiane Panighini, Mo’,
Lysiane Panighini
Germain
Il détache un morceau du bloc de terre rouge et le pose dans ma main. La glaise est mouillée, froide et légèrement collante. Je ne m’attends pas à cette sensation.
« Avant de la travailler, tu dois faire corps avec elle ». Germain est grand, robuste comme du granit, sa voix est grave et le ton bourru. Mon regard est attiré par ses mains larges aux articulations nouées. Docile, du haut de mes seize ans je l’écoute parler de la glaise comme d’une personne : « la terre est vivante, tu dois la respecter, le but n’est pas de la soumettre mais de l’apprivoiser ».
Germain m’intimide, il a le verbe haut.
« Travaille avec tes sens. Observe, touche, renifle, caresse. Vois comme elle s’amollit sous tes doigts ».
Je malaxe, je pétris, je réchauffe la matière. « Ne pense pas, agis ».
Les semaines, les mois passent. Le bloc informe prend belle allure. L’estèque, la mirette, l’ébauchoir sont de jour en jour plus familiers. Attentif à l’avancée de mon travail, les paroles de Germain me portent, me guident, me rassurent : « Ne cherche pas la perfection, c’est l’asymétrie, la rugosité qui fait la beauté ».
Aujourd’hui, la sculpture est sur mon bureau. Patinée, vieillie, un peu comme je le suis, elle se fait l’écho d’une irradiation, d’un rayonnement. Bien plus qu’un passeur de compétences, Germain m’a initié à l’audace, à la constance et à la liberté d’exister. A la liberté de créer.
Disparu trop vite, trop tôt, son enseignement a duré cinq ans. Son empreinte subsiste en moi depuis 40 ans.
Mo’
Défi
Je ne m’entendais pas avec ma mère. Je l’écrivais le soir, adossée à mes oreillers, sous le crucifix de bois. Je dissimulais mon journal intime entre les ressorts de mon lit sur lesquels mon corps et mon âme veillaient de toutes leurs forces pour retenir entre les pages le pire de moi-même. Chaque matin, je retapais mon oreiller, tirais les plis de mes draps, lissais le couvre-lit à deux mains de sorte que ma mère qui dans la matinée entrouvrirait la porte, la refermerait immédiatement, satisfaite de l’ordre de ma chambre.
Mais un soir le regard noir et le visage fermé, elle m’attendit dans la cuisine, une main sur mon cahier en évidence sur la table. Mon coeur fit un saut, le sang quitta mon visage. Je me figeai, mortifiée, incapable de la regarder, livrée brutalement à sa violence, à ses accusations : “ Mauvaise fille, c’est comme ça que tu nous vois, nous qui faisons tout pour toi. “ Je me mordis les lèvres pour ne pas hurler au vol.
Elle brandit le tisonnier, je reculai. Elle ouvrit la cuisinière et cracha : “Si écrire c’est ça, c’est bon à brûler.” Je tirai sur son bras, suppliai. Elle me repoussa, jeta mon cahier dans les flammes qui noircirent les pages, effacèrent en un rien de temps toutes mes tentatives de penser ce qu’il était interdit de dire. La plaque de fonte s’abattit sur le feu. Elle sortit. J’avalai mes larmes, respirai un bon coup, défiai la porte claquée et enfin hurlai : “ Tu verras, un jour j’écrirai un vrai livre.” Ce que je fis, cinquante ans plus tard.
Nathalie Gorce
Marcher pour voir plus loin
D’abord, il y avait eu l’achat de mes chaussures bleues et mauves, elles étaient encore lourdes et montantes à l’été 93. Je marchais derrière eux. Eux, c’étaient Marc et Alex, ils avaient tous deux le mollet montagnard et le rire au bord des lèvres. J’étais leur invitée. Prononcer le nom de la destination avait déjà le goût d’une histoire : les Encantats.
C’était ma première fois, et je n’avais rien vu, jamais, d’aussi enchanteur : les flaques bleu-vert qui devenaient des lacs, le vol du gypaète barbu dont on n’était jamais sûr que ce soit lui, la voie lactée comme un coup de pinceau sur le ciel étoilé…
J’aimais tout instantanément de cette vie sauvage, mes pas dans leurs pas, sur les sentiers d’altitude : la pause à l’ombre chétive d’un petit arbre, l’alchimie entre le poids du sac et la légèreté de l’être, nos «Holà ! Holà !», la tasse de café en fer qui brulait les doigts, la toilette au gant dans l’eau qui court.
Mais ce qui me nourrit aujourd’hui encore, c’est notre partage des pas : l’effort, le souffle court, le rouge aux joues, s’entrainer, la reprise et au bout de la montée, la vue majestueuse, l’autre montagne devant soi, si lointaine et puis si proche, la poitrine qui se libère, les bras élevés de nos corps qui auraient voulu voler.
Mes amis m’ont initié pour la vie à la joie d’arpenter les chemins qui ne me quitte pas, au désir amoureux des paysages, à « l’été invincible » en moi qui me donne de la force quand il en faut.
Et il en faut.