« L’inventaire », Léo Lebesgue

L’inventaire

 

Je claque la porte, harassé par la tempête au dehors. J’enlève mes chaussures et mes chaussettes trempées. Je monte l’escalier. Mes pieds nus frappent fort contre le carrelage orange, et c’est comme ça que je préviens mes parents que je suis là. L’odeur de la maison – un mélange entre celle de ma mère, d’un poulet qui cuit et du feu de cheminée – me détend instantanément. En haut de l’escalier, la lumière jaune m’accueille en premier – au loin, au-delà d’un petit muret, ma mère cuisine. Elle coupe des carottes. Elle lève les yeux de ses légumes, me regarde, me sourit, me souhaite la bienvenue. Elle m’annonce que je tombe à pic car c’est bientôt prêt. À ma droite, mon père est affalé dans le canapé en cuir vert, il pince quelques arpèges à sa guitare électrique beige qu’il ne branche jamais. La vieille cheminée crache un joli feu qui réchauffe le salon. Au plafond, deux Velux. La pluie tape fort contre les vitres, et j’entrevois, beaucoup plus loin, des nuages noirs. Ils me font peur, mais ici, rien ne peut m’arriver.

Quelque chose se faufile dans mon dos. Une odeur de poussière. Je tourne la tête : un homme avance vers la cuisine, entouré d’un halo fade. Il est suivi par une femme. Les deux portent des lunettes grises, un costume gris, des chaussures de ville grises.

« Vous êtes prête, Maître ? Bien. Encoignure Louis XV. 10€. »

La femme note la description et le prix de l’objet dans un dossier gris. L’homme frôle le meuble et celui-ci se couvre d’un tapis de poussière. À l’intérieur, les bouteilles d’alcool perdent de leur éclat, les bouchons s’effritent, et mon père, bizarrement, n’y prête aucune attention. L’être gris se dirige alors vers ma mère, lui prend des mains le couteau qu’elle utilise, mais elle continue de couper dans le vide, comme un disque rayé. L’homme jette un œil rapide sur la vaisselle préparée pour le dîner.

« Ustensiles de cuisine. Mémoire. »

En lui rendant son couteau, il effleure maman : ses cheveux se parsèment de gris et de blanc. Elle ne réagit pas. Les carottes pourrissent, et les assiettes se remplissent d’acariens. L’homme et la femme de poussière laissent dans leur sillage des traces de pas décolorés, leurs chaussures claquent sur le carrelage auparavant orange, résonnent aussi fort que le silence qui habite désormais ma maison. Je n’entends même plus mon père jouer.

« Ensemble de chaises. Accidentées. Au pluriel, Maître. Mémoire. »

La maison tremble. L’homme scrute un grand panneau ramené des USA par mon père qui trône au-dessus de la table à manger depuis un bon bout de temps. Mon père avait fait un scandale à l’aéroport pour pouvoir l’emmener avec lui dans l’avion, au grand dam de ma mère – elle n’aimait pas du tout, mais alors pas du tout ce genre de décoration. Je vois encore la tête qu’elle a fait quand elle est rentrée du travail pour trouver cette horreur clouée au mur de sa cuisine.

« Enseigne publicitaire. Américain. 20€. »

Je baisse la tête. Mon regard glisse de mes pieds nus aux carreaux qui recouvrent le sol, remonte ensuite vers le canapé vert. Mon père est toujours là, mais quelque chose est apparu sur la longue table basse. Je m’approche doucement : ce sont de vieux cadres. Et dedans, mes parents dansent. Mon père est affublé d’un magnifique costume à paillettes noir, très sobre, très distingué – surprenant pour un costume à paillettes. Ma mère, elle, porte une robe jaune poussin, longue, malgré tout, très élégante. Ils sourient, à leur place dans ces mouvements si naturels pour eux.

« Table en marbre. 200€. »

Je n’ai jamais dansé. Je crois que j’aurais pu, mais ça ne m’a jamais intéressé. C’est bête, je suis sûr que mes parents auraient adoré me donner des cours – ils sont quand même Champions de France de rock acrobatique et de danses de salon. Étaient, pardon.

« Commode Louis Philippe. Accidentée. 20€. »

Quand j’étais plus petit, ça me gênait toujours de les voir danser. Dès que leurs amis lançaient un Elvis ou quelque chose qui s’apparentait à du rock’n’roll, les gens s’écartaient, scandaient Nadine et Michel. Ma mère avait toujours envie de danser, donc elle prenait la main de son mari qui faisait une moue faussement modeste, comme s’il n’avait pas envie de se donner en spectacle, et au milieu d’un cercle, ils se mettaient en mouvement : sautant au tempo parfait, coups de pieds en rythme, tours, figures compliquées dont je ne me rappelle plus le nom… Et le sourire en coin de mon père. Et la joie de ma mère. Et moi qui m’éloignait.

« Ameublement de salon en cuir vert. Mémoire. »

L’homme de poussière surgit à mes côtés, avec son odeur âcre. Il est glacé. Ses yeux sont parfaitement gris, sans pupille. Son costume est recouvert de particules cendrées, des acariens s’envolent à chaque geste qu’il fait. Il se rapproche des cadres que j’observais.

« Vos parents sont danseurs ? Étaient, pardon.

— Oui.

— Maître, rajoutez : cadres ouvragés. Mémoire. »

La notaire écrit. Je demande :

« Qu’est-ce que ça veut dire, “Mémoire’’, Monsieur ?

— Ça n’a aucune valeur. »

Le commissaire-priseur sourit avec ses dents décolorées, continue de m’expliquer tout un tas de tâches administratives qui n’ont aucun sens, mais je n’écoute pas. Les gouttes martèlent les vitres, le vent fait vaciller les murs, les nuages écrasent le toit. Si un carreau casse, si une poutre se brise, c’est sûr, la maison sera détruite et la tempête me noiera.

Doucement, l’odeur de poussière s’efface. L’atmosphère se réchauffe. Je sens à nouveau le poulet et le feu de cheminée. Ma mère coupe ses carottes, et mon père, en face de moi, joue quelques notes qu’il a du mal à enchaîner. Il s’aperçoit enfin que je suis rentré, alors il lève les yeux de son instrument et me lance son sempiternel sourire en coin. Je lui souris en retour, puis m’assois dans le canapé. Je relâche ma tête en arrière, m’enfonce dans le cuir vert et me laisse bercer comme un enfant par les odeurs et les sons familiers. J’oublie le cataclysme au dehors, et je ferme les yeux.

Tant que je ne les ouvre pas, tout va bien.

L.L.