A l’occasion du prochain Marché de la poésie qui aura lieu à Paris du 8 au 12 juin 2022, redécouvrons la correspondance entre W.B. Yeats et D. Wellesley, publiée par La Coopérative. Elle constitue un précieux témoignage sur l’écriture poétique : « Les corrections dans la prose, parce qu’elle n’a pas de lois fixes, sont sans fin ; un poème tombe juste, avec un déclic de boîte qui se ferme ».
Trente ans séparent Dorothy Wellesley, aristocrate anglaise fraîchement séparée du duc de Wellington, un temps amante de Vita Sackville-West, et W.B Yeats, qui entre dans sa soixante-dixième année. À travers ces lettres se découvre le cheminement d’une passion tardive, qui ravive en Yeats les sensations de son amour de jeunesse, Maud Gonne (qu’il aura demandé en mariage trois fois sans succès et à qui il dédia de nombreux poèmes), ainsi que son goût pour la noblesse de pensée et le confort de la vie aristocratique. Noblesse, c’est ce qui caractérise en effet l’amitié qui unit ces deux âmes vouées à la poésie, et c’est pourquoi ce livre reflète si bien ce qu’elle a de plus fulgurant et de plus ancré dans la vie réelle.
Le début de cette complicité amicale se transforme rapidement en amitié amoureuse de la part de Yeats, tandis que croît en Dorothy une admiration protectrice, bienveillante, et souvent passionnée pour ses textes et sa personnalité exubérante. Débordant d’activité en dépit d’une vie ponctuée par les ravages d’une angine de poitrine, Yeats se montre dans ses dernières années, plus prolifique que jamais.
Ainsi, « Lettres sur la poésie » nous donne aussi à voir un homme au travail, quotidiennement occupé de poésie, que ce soit par la publication d’une anthologie, la gestion de Cuala Press ou de l’Abbey Theater ; l’écriture de poèmes épiques, politiques, de ballades ou de sonnets, inspirés souvent par sa belle correspondante. Yeats fera de nombreux séjours dans la demeure de Dorothy à Penns in the Rocks (Withyham, Sussex), qui réunira pour lui un cercle d’écrivains et d’artistes.
La fréquentation d’une nouvelle génération de poètes, dont l’œuvre est plus « maniériste » (au sens où la forme prime sur le fond) que la sienne ; loin de l’affliger, le fortifie dans sa conviction d’écrire des poèmes qui « traverseront le temps ». Cette correspondance nourrie et passionnée est ainsi l’occasion pour lui de définir sa conception de la poésie.
À propos de jeunes poètes novateurs, comme Laura Riding, « à l’intensité compliquée », il oppose sa propre vision de la poésie, visant à décrire des choses complexes et des idées philosophiques de manière simple.
« Notre voix (…) à nous est la principale, la voie du naturel et de la rapidité, et nous avons trente siècles avec nous. Nous seuls pouvons penser ‘comme un homme sage, tout en nous exprimant comme les gens ordinaires’. Ces hommes nouveaux sont des orfèvres travaillant avec un verre vissé dans l’œil, tandis que nous fendons la foule à grandes enjambées ».
« Nous avons dans le sang la rapidité et la cadence des chansons ».
En parlant d’un poète qu’il n’aime pas, il donnera une autre définition de la poésie, en négatif: « Il ne contient pas une seule phrase qu’on peut se murmurer à soi-même ».
Au détour du livre, on pourra enfin percevoir, à partir du choix d’anecdotes dont il tisse ses récits pour Dorothy, l’aptitude particulière de Yeats à observer les détails a priori simples du quotidien, révélant sa grande curiosité et la disponibilité intérieure, corollaire à sa faculté d’émouvoir:
« Higgins a dit à ma femme ‘Je ne peux pas me brouiller avec cet homme. J’aime la façon dont il regarde un verre de Porter. Il lui adresse un long regard, un regard délicat, comme s’il faisait attention à la couleur de la bière et à la lumière sur le verre’ ».
Ainsi se termine une de ses lettres, restituant la sensation que nous laisse ce recueil, une fois en avoir terminé la lecture. Comme un reflet de lumière sur un verre, quelque chose d’éblouissant et de rare est parvenu jusqu’à nous. La beauté d’un regard attentif à la vie telle qu’elle est, quand on prend le temps de la vivre et de l’écrire.
W.B. YEATS « Lettres sur la poésie » (correspondance avec Dorothy Wellesley. La Coopérative, Mai 2018. Distribution Les Belles Lettres). Traduit pour la première fois en français par Livane Pinet-Thélot avec la collaboration de Jean-Yves Masson.
La mise en forme de cette correspondance initiale a été réalisée et est commentée par Dorothy Wellesley qui l’a fait éditer en 1940 par la Oxford University Press.