Rendu célèbre par la publication de son premier recueil, Léonid Andreïev (1871-1919) a été toute sa vie un écrivain en lutte contre le pouvoir en raison du caractère subversif de ses nouvelles.
Plus attaché à décrire un réel parfois insoutenable (celui de la guerre, dans Le Rire Rouge. Fragments d’un manuscrit retrouvé, paru à Berlin en 1905) qu’à écrire sur des thématiques sociétales plus classiques, sa plume quasi expressionniste lui a valu l’emprisonnement et l’exil.
Les Editions Rue Ambroise viennent de publier « Les Meilleures Nouvelles de Léonid Andreïev », un recueil renfermant onze de ses soixante-dix nouvelles. Celui-ci bénéficie de traductions nouvelles (comme toute la collection des Editions Rue Ambroise), d’une préface de Serge Rolet, ainsi que de riches notices relatives à chaque texte (date de parution, contexte, thèmes abordés et place dans son œuvre). Peu connu en France, Léonid Andreïev est pourtant, après Anton Tchekhov, un des initiateurs de la nouvelle contemporaine.
Mis à l’index en tant qu’ennemi de la Révolution en 1918, l’auteur entend s’affranchir des conventions du genre, qui présente une anecdote dont la morale se doit d’être relativement acceptable, en s’orientant vers des chemins plus métaphysiques. Il entend écrire des histoires « coup de poing », plutôt que des textes plus convenus, reproduisant les valeurs et le cadre de vie des « petits-bourgeois » . Ses histoires peignent l’individu aux prises avec leurs fragilités, leur sexualité, leurs angoisses face à la barbarie. La guerre est décrite comme un cauchemar (Le Rire Rouge), avec un réalisme glaçant. Dans une autre nouvelle (L’Abîme), la promenade de deux jeunes gens amoureux dégénère suite à leur agression par des ivrognes.
Dans « Le vol » (1914), l’écriture décrit parfaitement les sensations que procure l’avion, jusque dans l’ivresse qui saisit le pilote le menant à monter toujours plus haut. Dans le récit des mouvements de l’avion, en osmose avec l’air et le paysage, il tire une grande force poétique, qui ne peut se terminer que dans la continuation de cette sensation en vol ; une telle perfection incitant le pilote à poursuivre sa course.
C’est ce type de nouvelles, où les pensées du protagoniste conduisent l’action, qui en fait un auteur précurseur du courant littéraire qui éclora plus tard, à travers les récits de Virginia Woolf. On est dans la tête de l’aviateur, comme on le sera plus tard dans la tête de Mrs Dalloway. Serge Rolet indique que cette nouvelle reflète » le désir de détachement de Leonid Andreïev de toute réalité matérielle, et illustre la tonalité affective de l’angoisse ».
Extrait
« Plus tard – il aurait été incapable de dire quand exactement -, il avait entendu au-dessus de sa tête le grondement de quelque chose d’énorme qui roulait d’un côté, puis d’un autre, repoussant les limites étroites et sombres du sommeil de la chambre. Il devina que c’était un orage nocturne, sans pour autant se réveiller, mais il le libéra de l’abrutissement morbide auquel l’avait condamné la peur en lutte contre les pensées et le sentiment d’irrémédiable. Soudain, il se mit à respirer à pleins poumons, avec délice, comme si sa respiration suivait le rythme du tonnerre là-haut, l’accompagnant d’un côté, puis de l’autre ; dans ce long rêve, il avait l’impression de ne plus être un simple humain plongé dans le sommeil, même de devenir une vague qui monte et descend, animée d’un souffle profond et calme et suivant librement son cours dans l’espace sans limites. Voilà que soudain s’était révélé à lui le sens joyeux de cette course dans l’espace immense, quand la vague se soulève et se creuse, gagnant les profondeurs de l’infini. Il était cette vague depuis un bon moment, il avait percé tous les mystères de la vie quand il entendit des gouttes de pluie tomber sur le toit, éclaboussant tendrement sa poitrine, baisant ses lèvres fermées, se posant, toutes chaudes, sur ses yeux, et le plongeant dans l’oubli. Et plus tard, alors qu’il entendait les oiseaux chanter, il avait fait pour la troisième fois dans sa vie un rêve joyeux, bouleversant, qui avait été à chaque fois de bon augure ».
Un recueil à découvrir où on trouvera différentes formes de nouvelles (dont des fragments), au style virtuose, développant des histoires aux frontières du réel, témoignant d’une vision singulière de l’existence. Des textes visant à alerter le lecteur autant qu’à lui offrir une vision du monde plus poétique, habitée et complexe qu’il ne l’envisageait auparavant.
Danièle Pétrès
Les meilleures nouvelles de Léonid Andreïev, Editions Rue Saint Ambroise, sont à se procurer en librairie ou sur le site de l’éditeur ici
Tribune de l’éditeur, en relation avec la sortie du livre, à lire sur le site la revue Rue Saint-Ambroise ici