Les livres de l’été : « Triste tigre », Neige Sinno

Nos conseils de lecture en cette période estivale, où nous avons le temps de lire et de réfléchir à notre rythme. Cette semaine, le choix de Danièle Pétrès, rédactrice en chef.

Triste tigre, Neige Sinno, P.O.L, 2023

C’est un livre honnête, droit, un livre en quête de vérité sur le viol dont Neige Sinno a été victime alors qu’elle était enfant, et jusqu’à l’adolescence. Comment faire le clair pour l’autrice, quand tous les repères corporels et familiaux ont été brouillés à l’âge de sept ans ? Comment faire le clair si ce n’est en racontant tout ce dont elle se souvient en y mêlant le contexte des événements, l’essai, et les récits des écrivaines qui ont vécu la même chose, pour mieux le mettre en perspective. Lui, « le pervers narcissique aux tendances sadiques », c’est son beau-père d’abord, dont elle fait le portrait :

« Il a aussi des bons côtés

Je me souviens de cette phrase, que prononçait ma mère pour répondre à nos récriminations (…). Je n’ai jamais dit un mot sur les abus sexuels. Mais je critiquais furieusement tout le reste. Ses manies, ses interdictions arbitraires qu’il nous imposait à tous, ses accès de colère, son insatisfaction. Ma mère répondait que nous ne pouvions rien faire pour le changer, il ne changerait pas, c’était donc à nous de faire en sorte qu’il soit content, et il nous laisserait tranquilles. Comme un Minotaure tout-puissant, il fallait le nourrir, le cajoler, le combler, et on pouvait alors espérer que sa rage ne se déverse pas sur nous ».

Pour raconter ce que par définition, on ne peut mettre en mot dans l’espace de sidération qu’il ouvre, le viol, Neige Sinno a choisi de faire, d’abord, le portrait de son beau-père pour raconter les abus sexuels qu’elle a subi. Peut-être parce que nous avons tous et toutes été témoins d’une manière ou d’autre, du bizarre, du frelaté, du doute qui nous a un jour saisi derrière la façade ordinaire des vies qui nous ont frôlées, nous sommes saisis par la facilité qu’a cet adulte à imposer sa loi et à couvrir ses crimes aux yeux des autres, même s’il en existait des signes. Le rapport au réel est ici si perturbé, qu’en analysant de près le comportement d’un prédateur sexuel et celui qu’adopte la société envers eux, le lecteur réalise à quel point il est temps de ne plus leur accorder le droit de se cacher derrière leur absence de morale. Il est temps de savoir reconnaître qu’une position de pouvoir, celle de l’homme ou du pater familias, se mérite, et qu’une place de femme, se défend toujours aujourd’hui.

Si la seule manière de le faire comprendre est d’écrire un livre, il est temps d’en écrire, comme il est temps de lire ceux qui témoignent de la brutalité de ce qui se passe à huis clos, abus sexuels, abus de langage ou violences intra-familiales, pour que plus personne ne puisse dire « on ne savait pas ».

« L’innocence, c’est ça qu’il y a à voir, la plus pure innocence. Et ce qui attire, c’est peut-être simplement la possibilité de la détruire ».

D.P.