Poète, romancière, journaliste presse et radio, Hilde Keteleer a été responsable durant plusieurs années de l’association Writers in prison en Belgique néerlandophone (PEN International). Elle est traductrice (français, allemand, néerlandais), notamment de Rilke, Rimbaud, Jelinek, Olivier Rolin et Caroline Lamarche et enseigne l’écriture créative pour l’école belge (flamande) Creatief Schrijven. Elle nous parle ici des enjeux de la traduction.
Nuits blanches et colombes blanches
En cette nuit d’insomnie, je médite sur l’insomnie. « Nuit blanche » dit-on en français. Lorsque j’y pense de cette façon, la nuit me paraît un peu plus douce, moins obscure. Non seulement elle résonne plus joliment mais elle paraît aussi plus belle. Ce n’est pas lié au tracé des lettres sur la page mais plutôt à ce qui se tient derrière les mots : l’image.
L’insomnie en néerlandais (slapeloze) sonne agréablement aussi, avec le « o » et le « z », mais aucune image n’y est liée. Je suis jalouse, ici, du français. Il est facile, pour les francophones, d’écrire de la poésie : leur langue regorge de rimes et de sons glissants, même une liste de courses à faire est déjà tout un poème. Leurs poètes ne doivent donc guère se donner de mal pour bricoler une musique qui, pour le même résultat, exigerait que nous trimions. Pas de défi, pour eux, sur ce plan. Voilà sans doute pourquoi ils vont à la recherche d’images et voilà pourquoi pas mal de poètes francophones s’efforcent de raconter une histoire dans leurs poèmes.
Les anglophones le font aussi, ce que je comprends moins. Ils font souvent usage d’un style « oral » sur leur trame anecdotique. Un poète anglais peut le faire sans que tous les critiques le montrent du doigt en disant : « Mais c’est de la prose ! » Pour moi, l’exemple le plus sublime en est High Windows de Philip Larkin :
When I see a couple of kids
And guess he’s fucking her and she’s
Taking pills or wearing a diaphragm,
I know this is paradise
Everyone old has dreamed of all their lives–
Bonds and gestures pushed to one side
Like an outdated combine harvester,
And everyone young going down the long slide
To happiness, endlessly. I wonder if
Anyone looked at me, forty years back,
And thought, That’ll be the life;
No God any more, or sweating in the dark
About hell and that, or having to hide
What you think of the priest. He
And his lot will all go down the long slide
Like free bloody birds. And immediately
Rather than words comes the thought of high windows:
The sun-comprehending glass,
And beyond it, the deep blue air, that shows
Nothing, and is nowhere, and is endless.
Bien sûr ce poème vaut également par sa musicalité, mais si on le traduit littéralement et donc que, par exemple, les rimes « side », « slide » et « hide » se perdent, il reste de haut vol, comme les fenêtres qui s’y ouvrent. L’image de ces hautes fenêtres porte tout le poème. Mais d’où vient que Larkin ait réussi à créer une image aussi forte ? Parce qu’il l’a gardée pour la fin : il raconte d’abord, comme en un murmure, ce qu’un jeune couple partageant le même lit lui inspire. Il évoque ensuite l’étouffant carcan moral de sa jeunesse et l’angoisse qui paralyse l’amour jusqu’à la strophe finale, libératrice. Et il explique tout simplement comment il a atteint cette libération : à la place des mots surgit la pensée des hautes fenêtres. (Rather than words comes the thought of high windows.)
Une citation de Simon Vestdijk, grand poète, romancier et essayiste néerlandais, me revient (preuve qu’une nuit blanche rafraîchit aussi la mémoire, même si c’est à l’aide de Google, car je me suis mise devant l’écran, entretemps) : « Dans la trinité son-image-idée, l’image est la darne du milieu et cette tranche médiane est la partie la plus savoureuse du poisson. » « Dans l’image, surtout s’il s’agit d’une œuvre d’art, se concentre un potentiel énorme de significations qui sont aussi bien de nature anecdotique, psychologique, philosophique que poétique, en lesquelles le poète peut avoir confiance et qu’il peut utiliser. »
Bien dit, Vestdijk : voilà que j’ai envie de poisson en pleine nuit. L’image est passée par la langue pour m’arriver et provoquer en moi une réponse physiologique tout en demeurant la métaphore qui me force à réfléchir. C’est complexe car quel sentiment domine l’autre : ma faim croissante ou mon envie de méditer cette pensée jusqu’à son terme ? Je bois un grand verre d’eau chaude pour faire taire mon estomac et me désaltérer sans altérer mes pensées.
Où en étions-nous ? En néerlandais, nous avons plus de difficulté qu’en Français à construire au moyen de sons quelque chose dont tout le monde peut immédiatement dire : c’est un poème. Le poète, dans ma langue, doit vraiment aller à la recherche de sons qui provoquent cet effet. Il fouille sa mémoire (et son dictionnaire) et de cette façon combine des éléments qui n’avaient jamais été combinés – à moins qu’il ne s’active pas assez et ne fournisse que des clichés. Mais s’il cherche bien, les combinaisons de sons provoqueront des images surprenantes (pour lui et pour le lecteur.) En utilisant ces images, il développera également une idée. Processus qui, à première vue, n’est pas exactement le même que celui auquel un intellectuel a recours lorsqu’il « développe une idée. » Mais cela n’en reste pas moins une idée qui mène le lecteur au bord d’une prise de conscience par le biais complexe d’un univers d’images personnelles.
Aïe, cela semble bien compliqué. Pourtant, c’est simple : dans ma langue, un poète arrive souvent aux images et aux idées, parfois même à une histoire, en cherchant tout simplement des sons.
Quand l’écrivain Turc-Arménien Hrant Dink a été assassiné, j’ai été bouleversée. Je l’avais rencontré et j’étais restée très impressionnée par sa force bienveillante. J’ai exprimé ma tristesse et mon dégoût face à ce triomphe apparent de la barbarie dans un poème simple, qui s’inspirait d’une image que Hrant avait lui-même utilisée dans son dernier texte publié : l’image du pigeon (duif).
Dans la traduction anglaise, le titre du texte de Dink est rendu par « The dove skittishness of my soul. » J’ai donc écrit que nous sommes comme des colombes : vunérables et farouches. Je voulais que mon poème fasse le tour du monde et j’ai demandé à quelques collègues de le traduire pour que d’autre PEN-clubs puissent en profiter aussi. Benno Barnard, qui s’est chargé de la traduction anglaise, m’a demandé de quelle sorte de « duiven » il s’agissait : « doves » ou « pigeons » ? Pour moi, il allait de soi qu’il s’agissait de « doves » (« colombes ») mais j’ai réalisé que nous n’avons en néerlandais qu’un seul mot, alors que le Français et l’Anglais en ont deux. L’anglais « dove » ou le français « colombe » ont une connotation très poétique. Au départ de « colombe » on pense au « colombarium », non seulement au calme, donc, mais aussi à la mort. En tout cas, le mot offre beaucoup plus d’associations que le mot « pigeon », c’était donc bien la « colombe » (« dove ») qui était vulnérable et farouche. Curieusement, Frans de Haes, qui a traduit mon poème en français, a préféré le terme « pigeons ». Il apparaît que mes « duiven » ont fait naître des associations différentes.
Six mois plus tard, j’ai fait lire mon poème (dans sa traduction anglaise) à un ami qui avait grandi à Istanbul. Il m’a fait remarquer que l’emploi du mot « doves » n’était pas correct. « Pigeon » en langue turque se dit « guvercin » et « dove » « kumru. » Les « pigeons » sont gris, plutôt laids et sales, mais les Turcs les aiment et les nourrissent sur les places et dans les mosquées en achetant à de vieilles femmes du maïs en grain. Les « colombes » sont le symbole de la paix, elles sont blanches et belles. Dink se comparait à un pigeon ordinaire et, malgré sa peur, il croyait que les Turcs ne feraient pas de mal à un pauvre pigeon comme lui. Il se trompait lourdement.
Je me suis alors demandé pourquoi le traducteur anglais du texte de Dink avait traduit le mot turc pour pigeon par le mot « dove », et surtout pourquoi, au nom du Ciel, nous n’avons qu’un seul mot (de même que les Allemands ont leur « Taube » et les Espagnols « paloma », bien qu’il existe aussi le mot « pichón », mais l’expression est plutôt utilisée pour un jeune pigeon ou comme surnom affectueux : « Viens ici mon petit pigeon. ») En néerlandais, il n’y a qu’un seul moyen de signaler la différence, c’est de mentionner la couleur : « Een witte duif » évoque l’oiseau de la paix, l’élégant oiseau à la queue en éventail, tandis que « een grijze duif » en constitue un exemplaire plus vulgaire. Dès lors on y associe naturellement l’idée de « vieux » et peut-être de « sage » (« wijs ») – et surgit la question de savoir s’il s’agit d’une association d’images (un homme âgé, grisonnant) ou d’une association de sons (grijs/wijs). Compliqué, donc… Jusqu’à ce que je cherche les définitions en anglais et en français. Et là, je suis arrivée à cette découverte remarquable que la soi-disant différence entre l’anglais et le français est loin d’être acquise. Voilà ce que j’ai trouvé sur Google : « Généralement, on donne le nom de colombe aux pigeons dont la robe est d’une blancheur immaculée. En réalité, il n’y a aucune différence entre les pigeons et les colombes, qui sont tous des columbidés du genre Columba. La colombe blanche est le symbole universel de la paix et de la fraternité.’ Et encore: « On donne le nom de colombe et de tourterelle à certains pigeons car ces espèces sont plus petites et de couleur bien différente. » En Anglais: ‘Pigeons and doves comprise the family Columbidae within the order Columbiformes, which include some 300 species of near passerine birds. In general parlance the terms « dove » and « pigeon » are used somewhat interchangeably. In ornithological practice, there is a tendency for « dove » to be used for smaller species and « pigeon » for larger ones, but this is in no way consistently applied, and historically the common names for these birds involve a great deal of variation between the term « dove » and « pigeon. »’
J’en arrive à la conclusion qu’il me faudra encore beaucoup de « nuits blanches » pour mener à bien mon travail de traductrice: en effet, chacun de nous, dans sa propre langue, peut avoir des associations qui diffèrent de celles de son voisin. Que puis-je dès lors comme traductrice? Je peux simplement écrire un autre poème, je crois, avec l’espoir que mon récit, mon anecdote, mes images et mes sons reproduiront ensemble ce qu’a réussi le poème d’origine, à savoir faire voler au loin, par la haute fenêtre de ma propre langue, l’oiseau que le poète a vu.