Catherine Stahly Mougin s’est pris de passion pour les Carnets d’écrivains très tôt ; au point d’avoir développé des ateliers sur ce thème dans les années 90, notamment pour Aleph-Écriture. Après avoir transmis sa pratique en rassemblant ses travaux sur Le Carnet : l’objet du créateur, nous republions le texte-témoignage que les Cahiers de l’Herne lui ont demandé d’écrire dans le cadre de son numéro dédié à l’écrivain Henri Pierre Roché.
Au détour de ce portrait de « Monsieur Roché », nous découvrons l’essentiel d’une vie, un fil tissé d’amitié entre deux familles, dont l’écriture, les enfants, une sculpture et une maison constituent le trait d’union.
Catherine Stahly Mougin
Il serait souvent préférable de ne pas savoir, ne rien savoir de ce que les années ont construit autour d’un événement ou d’une personne comme l’on construit autour d’un noyau toutes sortes de légendes nourries de désirs, de rêves, d’admirations qui recouvrent le souvenir ténu et naïf de l’enfant ; ne rien avoir retenu que les sensations qui vibrent sous les couches sédimentaires du souvenir : entendre encore sa voix derrière la porte, joyeuse : « Viens m’embrasser, dit-il. L’enfant ne sait pas autre chose que cette voix qui l’appelle, qui fait battre son cœur un peu plus vite qu’à l’ordinaire, pure sensation d’une joie, de quelque chose de plus grand que soi : derrière cette porte, un homme qu’on ne doit pas déranger, qui dort, qui est malade, qui travaille. Lever la main jusqu’à la poignée dorée, la tourner d’un côté, de l’autre – tout est trop haut pour l’enfant. Le battant de la porte s’ouvre, la voix appelle quelque part derrière le pied du lit, les yeux de l’enfant ne voient que ses bords. Sensation d’être happée dans la plénitude d’un matin clair comme le bois blond du lit haut et lumineux. « Viens m’embrasser », me dit-il encore. Je cours autour de cette montagne blanche et ses mains fragiles me hissent : je suis tout entière enchâssée dans ses longs doigts recouverts de mitaines. Il m’élève près de sa joue, mes yeux plongent au-dessus de son épaule, se noient dans toutes sortes d’arabesques, de petits cahiers noircis, il m’embrasse et me repose, c’est un baiser du matin qui remplira les alvéoles futures où se logent les souvenirs.
Longtemps, j’ai oublié Monsieur Roché.
Un jour, mon père, François Stahly, me raconte une histoire peu ordinaire. En 1949, nous habitions en Normandie près de Mortagne au Perche. Mes parents souhaitaient se rapprocher de Paris et de l’activité artistique. Monsieur Roché, qui avait fait leur connaissance quelques années plus tôt, leur signala un terrain à vendre à quelques pas de sa maison située à Sèvres. Il n’y avait ni eau ni électricité, tout était à faire. Le bâtiment, une ancienne orangerie, et le jardin attenant, présentaient les conditions idéales pour exercer la sculpture. Seulement, mes parents n’avaient pas le premier sou pour réaliser cet achat. Monsieur Roché proposa à mon père de lui acheter une sculpture dont le montant couvrirait le prix de la vente. Le temps de faire les premiers travaux indispensables, nous habiterions chez lui, à cinquante mètres de là.
Les images mettent parfois du temps à se révéler. C’est qu’elles sont tout entières imbriquées dans la trame de la vie.
Marseille 1990. Sur la table d’un libraire, je suis attirée par une photo de monsieur Roché face à Brancusi en couverture de la revue Impressions du Sud. À l’intérieur, je découvre « Les Carnets » d’Henri Pierre Roché. Ils viennent d’être publiés et révèlent l’histoire vraie de Jules et Jim.
Roché ! Monsieur Roché ! L’ami, l’homme jovial et généreux, le père de Jean-Claude avec qui nous partagions le cercle restreint d’un monde circonscrit par nos allers et venues, de sa maison à la nôtre, tissé d’événements incessants : Roché sur le balcon qui nous regarde jouer dans le jardin, les enfants Dupuy dans l’appartement du bas, nos acrobaties dans le cerisier, le trapèze trop haut, le grand escalier, la sculpture sur le palier, l’odeur de cire, les glissades sur les patins en feutre, l’échelle escamotable pour monter au grenier où nous dormions, tout cela soudain se fondait dans l’Histoire qui reconstitue les événements et fabrique les personnages, tout cela disparaissait sous les traits d’une personne que je ne connaissais pas encore, qui ne m’était pas familière. De ce jour, monsieur Roché devint, sans que j’y prenne garde, Henri Pierre Roché.
Les souvenirs sont des ombres qui nous suivent, portés par la lumière changeante des jours qui passent : monsieur Roché vivait jusqu’alors dans l’exclusive intimité d’un matin heureux.
Un autre homme se dessina sous les traits d’Henri Pierre Roché. Il se révéla être l’ami des artistes, un collectionneur avisé, un ambassadeur, un homme aimable, un écrivain : à 76 ans, il entreprit d’écrire son premier roman Jules et Jim. Il devint alors un personnage, le personnage de son roman : Jim avait éclipsé Henri Pierre Roché qui lui-même s’était substitué à monsieur Roché.
Meudon, le 22 juillet 1999. « Cher Jean-Claude, je viens de déposer le dossier “Rencontre d’images et de mots, Avec Henri Pierre Roché” au Centre national du livre qui m’a assurée de son soutien pour la réalisation d’une journée consacrée à ton père, dans le cadre de la manifestation nationale “Lire en fête”.
Hier matin, en rangeant d’anciens cartons, j’ai retrouvé une chemise contenant nos premiers échanges à propos de ce projet lors de notre rencontre à Paris, tu me donnais quelques pistes encourageantes : c’était le 29 avril 1989. Dix ans plus tard… de quoi est fait ce fil rouge qui se déroule depuis si longtemps ? Le temps est-il venu de réaliser ce vieux rêve ?
Quoi qu’il en soit, les dés sont jetés. Le lieu : le cinéma L’Arlequin, rue de Rennes, à deux pas des amis de tes parents, les Delange. L’accueil y est favorable, le programme : lectures, projection du film de François Truffaut Les Deux Anglaises et le Continent, débat animé par Claude-Jean Philippe, table du libraire et d’autres réjouissances autour du bar ! Les répétitions ont commencé : comédiens et musiciens découvrent avec enthousiasme une œuvre qu’ils ne connaissaient pas.
Pour le reste, je m’appuierai sur « la force inépuisable des images emblématiques de l’enfance… »
Images emblématiques d’un sourire, d’une voix joyeuse, d’un grand lit, d’un baiser le matin, de silence, de patins en feutre, de parquet ciré, des grands tableaux colorés sur les murs, d’un monsieur en robe de chambre sur le balcon, des quilles qui tournoient autour de ses mains, du train qui passe, des vitres qui tremblent, de la chambre derrière la porte, des petits carnets comme une auréole autour de sa couronne de cheveux blancs. De si peu. De tout. Il arrive qu’une vie entière se construise autour d’un souvenir.
Paris, dimanche 17 octobre 1999. La journée « Rencontre d’images et de mots » avec Henri Pierre Roché a enfin lieu.
Le baiser de ce matin lointain, la corolle de petits cahiers sur le lit blanc, les arabesques qui les recouvraient, avaient décidé d’un long cheminement, un compagnonnage en quelque sorte, jusqu’à ce jour d’automne cinquante ans plus tard, dédié à monsieur Roché.
Nous avions choisi de projeter Les Deux Anglaises et le Continent un beau film méconnu. Notre invité, Stéphane Hessel, avait tenu à voir ce film qu’il ne connaissait pas. En remontant le grand escalier de l’Arlequin, il s’arrête et me dit : « Vous savez, j’aimerais bien avant ma mort pouvoir rencontrer le fils de Roché. »
Quelques semaines plus tard, j’assistais à leur rencontre. Le passé s’imbriquait dans le présent. Les deux hommes se parlèrent comme deux amis qu’ils devinrent par la suite.
C’est à peu près à cette époque que je suis allée voir Éric Dupuy, l’ami d’enfance dans le jardin de Roché. Épinglée au mur, la photo de la sculpture sur le palier. Après toutes sortes de péripéties, elle se trouve maintenant dans la grande pièce de notre maison, l’orangerie, cette maison que mes parents avaient acquise en 1949 grâce à monsieur Roché. Elle s’appelle Métamorphose.
Au revoir… monsieur Roché.
Meudon, le 30 septembre 2014
En vignette de cet article: photo issue du film « Les deux anglaises et le continent » de François Truffaut, adapté du roman de Henri Pierre Roché.
Monsieur Roché- Témoignage © Cahier Henri Pierre Roché, Éditions de l’Herne, 2015.
Henri Pierre Roché, s’il n’est pas complètement méconnu, c’est parce que, souvent, il est associé au nom d’un autre. Albert Roussel (Poèmes chinois), François Truffaut (Jules et Jim, Deux Anglaises et le Continent) ou Marcel Duchamp, Constantin Brancusi, Gertrude Stein, Marie Laurencin… Homme discret, timide même, comme le décrit si bien le poète André Salmon : Ombres de la Closerie ! Je sais quelqu’un qui les saurait bien évoquer toutes ; un de mes plus anciens camarades, un peu mon aîné et c’est beaucoup dire ; le moins loquace des familiers de la terrasse ; l’un de ses meilleurs observateurs : H.P. Roché.
Or ce silence autour d’Henri Pierre Roché est inqualifiable parce qu’il ne rend pas justice à son œuvre et sa personnalité. Et aussi, parce que au cœur de la création artistique de la première moitié du xxe siècle, il éclaire d’une manière très particulière l’histoire culturelle de cette époque.
Son œuvre écrite : François Truffaut a sauvé une partie de cette œuvre de l’oubli. Mais paradoxalement, ses films ont aussi étouffé l’œuvre de Roché, qu’il est temps de reconnaître à sa juste valeur. Jules et Jim et Deux Anglaises et le Continent sont d’une modernité étonnante non seulement par les thèmes abordés mais surtout par la manière dont ils le sont : un style extrêmement tendu, où la parataxe l’emporte sur le développement complaisant, une pointe acérée pour faire vivre des personnages, le sens du détail concret qui évacue le long discours, la confrontation de points de vue, sans parler de l’utilisation d’une abondante matière autobiographique. Mais à côté de ces œuvres connues, existent également plusieurs textes édités et ensuite oubliés.
Les raisons ne manquent pas de rendre à Henri Pierre Roché la place qui est la sienne. Le travail que nous présentons cherche donc à rendre compte des multiples facettes de ce personnage hors-norme, dont l’œuvre doit connaître la lumière. Et que lorsqu’est mentionné le nom de Roché, on ne soit plus obligé de dire : Roché ? L’ami de…
Catherine Stahli Mougin