« Les arbres » et « Le baiser »

Il y a trois semaines, Arlette Mondon-Neycensas vous a proposé d’écrire à partir de Yoga d’Emmanuel Carrère (P.O.L. 2020) sur notre plateforme Teams. Voici deux des textes choisis par notre comité de lecture. Voir la sélection complète ici.
 

Jen Hendrycks

Les arbres

Il a saccagé tous les arbres, méthodiquement, un par un, avec rage il les a scindés, dépossédés de leur lueur. Il y a passé la journée. Il ne reste que les troncs, le cœur mort et un monticule de branches qui envahit le jardin. Maintenant, il revient.

Cette fois c’est le chat qui a actionné la fièvre. Il a rapporté comme une offrande un oiseau, intacte mais sans souffle. Il l’a déposé au bas de l’escalier. Il tente encore d’apprivoiser la bête. Ça n’a pas fonctionné, rien ne l’amadoue, rien ne le fait rire, rien ne l’apaise. Tout est sujet à explosion.  Je ne trouve pas les cadeaux du chat particulièrement ragoutant mais je sais ce qu’ils représentent.  Même si je crains les créatures mortes, je prends sur moi pour effacer leurs traces avant qu’il ne les voit. Ce matin-là, je ne suis pas descendu la première, c’est rare. Il a hurlé, on a tressailli, se demandant ce qui avait pu déclencher sa fureur, si tôt. Nous vivons a demi pas depuis tellement d’années, attendant le cri qui nous dira : c’est maintenant, que l’on a juste frémit. On s’est blotti tous les trois, en espérant que les coups ne pleuvent pas tout de suite, pas maintenant, pas trop longtemps, pas trop fort.

Il revient. Il passe la porte, dépose les outils sur la table. Il me regarde. Je vois l’étincelle putride envahir tout son visage, ses mains tremblent.

Il a détruit ce que j’ai passé des années à modeler. Pour que le chat ne chasse plus d’oiseaux ? Aujourd’hui, je ne peux plus. Je prends la hache.  

Françoise Vergnaud

Le baiser

Je sens déjà la tiédeur de sa peau à l’approche de la mienne mais elle se redresse aussitôt et ce non contact crée un frémissement, l’attente d’une douceur annoncée, celle d’une pêche réchauffée par le soleil, avec du moelleux en plus.

Est-ce qu’elle s’est reculée rapidement par crainte de me toucher ou est-ce sa façon d’embrasser ? Un plongeon de la tête et un brusque recul. Quelque chose de rude et de doux comme un coup qui ne serait pas porté.

Le souvenir de ce baiser provoque un épuisement dans mes bras, rend mes jambes inutilisables, impossibles à mobiliser.

Ma vie était paisible et équilibrée. La déflagration modifie mes jours et mes nuits. Je n’ai plus la possibilité ni l’envie de dormir. Je ne peux plus vouloir quoi que ce soit. Je me désagrège et refuse d’aller vers ce qui me reconstituerait. Comme s’il n’y avait pas de chemin pour cela. Je bâtis un mur de raisonnement autour de moi. Je refuse d’écouter mon désir.

Mais ce soir elle me dit que nous ne nous sommes pas rencontrées par hasard. Je ne sais pas si cette phrase peut modifier l’avenir.

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