En réponse à notre appel à écriture, « La maisons farfelue», voici un texte de Camille Haddad-Schweitzer
Paradis perdu
C’était l’un de nos grands bonheurs d’enfants. Ce moment marquait le commencement des vacances, nous ralliions la maison de nos grands-parents à la campagne et nous ruions sans attendre au grenier. L’endroit exhalait un parfum de noix et de vieille poussière, cette odeur était savoureuse, elle nimbait l’imaginaire et l’intrépidité. Avant que les adultes n’aient eu le temps de réagir, nous dévalisions les cartons, ouvrions les placards, enfilions des manteaux et des costumes, essayions des chaussures au cuir abîmé par les ans. Curieusement, nous prenions toujours le même plaisir à redécouvrir ces objets sortis d’un autre âge que nous connaissions pourtant par cœur à force de tenter de nous les accaparer.
J’aimais tout particulièrement la robe de mariée de ma grand-mère qu’un grand étui vert et blanc protégeait. Lorsque –prise d’un élan d’audace- j’osais l’enfiler, je me figurais être l’impératrice de ces lieux, régnant sur les âmes et les bois alentours. Mon frère s’accoutrait d’un grand manteau de fourrure de renard qui lui donnait des airs d’Eugène Onéguine ou de cosaque zaporogue. Il chaussait ensuite une paire de babouches rapportée d’un voyage au Maroc sans que nous ne trouvions le moindre mal à ce mélange des genres. Nos tenues d’apparat revêtues, nous déballions de vieux draps pour bâtir un château. Nous les tendions d’un bout à l’autre de la pièce, utilisant tantôt un porte-manteau, tantôt une bibliothèque pour les maintenir. Blanche, immaculée, notre demeure impériale avait tout l’air d’un palais de glace. Nous passions des heures à nous y rendre des hommages, à élaborer des plans de conquêtes pour étendre notre territoire, à nous servir le thé dans un ridicule samovar de pacotille. Lorsqu’on s’immisçait dans notre monde, que l’on nous appelait pour dîner, nous signifiant ainsi que les jeux avaient assez duré, nous regardions avec dépit l’empire sur lequel il nous fallait renoncer à régner.
A présent que nous sommes adultes, que le grenier a été aménagé conformément à ce que les tendances « déco » -portées quelques architectes d’intérieur sans âme- promeuvent, l’univers farfelu du grenier a disparu. Se tiennent à sa place deux chambres d’amis impeccablement meublées et une salle de bain équipée d’une douche à jets. Il n’y a guère que des esprits sérieux pour renoncer à l’infinie possibilité de l’invention au profit du confort paisible d’une balnéothérapie. Et c’est ce que l’âge adulte nous pousse à faire. Pour vieillir, il convient d’abandonner cette part de nous qui n’appelle qu’à détourner, créer, imaginer, rêver pour bâtir de l’utile, construire du rentable, du fonctionnel, du visible, du clinquant. La maison, pour les enfants que nous étions n’avait pas de vocation esthétique ni d’ailleurs d’utilité pratique, elle était ce formidable espace de rêverie, ce lieu dans lequel se déployait notre innocence.
Maintenant que nous perdons nos vies à les gagner, que la rationalisation des coûts, l’organisation, l’hygiénisme, l’aménagement règnent sur notre conception du chez soi, nous voyons la terre promise d’hier comme un lieu qu’il convient de ranger, d’aseptiser et dans lequel –en ces temps de confinement- nous nous craignons de nous ennuyer mortellement. En grandissant, en mûrissant, nous avons perdu notre capacité à investir notre univers, à en faire autre chose que ce à quoi il est destiné. L’adulte est atrocement fonctionnaliste et c’est sans doute la raison pour laquelle il vit si mal sa claustration contrainte.
A contrario, les enfants que nous étions auraient su s’emparer de la richesse de chaque objet, magnifier chaque recoin. Il ne fait aucun doute que notre candeur d’hier nous aurait permis de nous saisir des ustensiles de cuisine, du linge de maison, des vêtements excentriques que nous nous proposons aujourd’hui de donner à une quelconque association caritative pour en faire des spectacles vivants, des espaces d’expression. Je crois que la maison n’est guère farfelue que pour ceux qui n’ont pas encore été brisés par la dictature de la nécessité ou qui ont conservé cette faculté à enchanter un univers qui nous est sans cesse présenté comme apocalyptique.
Finalement, l’enfermement aura eu la vertu de donner raison aux enfants, de nous pousser à apprendre d’eux.