En réponse à notre appel à écriture, « La maison farfelue », voici un texte et une photo d‘Anne Domecq
Elle avait croisé Sophie la voisine du quatrième. Sophie lui avait avoué qu’elle traversait une période difficile et qu’elle avait même du mal à manger correctement. Alors, spontanément, elle lui avait proposé de lui donner une part de son repas. Elle aimait beaucoup cuisiner et cuisiner pour deux c’était plus sympa que pour soi. Chaque matin, elle se disait je vais cuisiner des lasagnes, des crêpes au jambon, une soupe de légumes, des samoussas au thon… Ce qui au début était juste un partage prenait au fil des jours des proportions plus importantes et devenait le but de sa journée. Comme sa cuisine était très petite et qu’elle n’était pas très organisée, elle avait peu à peu utilisé la table du salon pour préparer les légumes, étaler la pâte,farcir les cannelloni. Elle ne prenait plus la peine de débarrasser la table. Le sel le poivre et l’huile d’olive trônaient nuit et jour à portée de main. Pour diversifier ses propositions, elle cherchait des recettes originales qu’elle trouvait dans ses nombreux livres de cuisines et sur internet. Les livres restaient ouverts sur un coin de la table, sur le fauteuil, un autre sur le canapé et même dans sa chambre. Elle cuisinait le jour et la nuit. Quand le plat était prêt en général vers 19 h elle envoyait un SMS à Sophie.
«Bonsoir Sophie pour ce soir une timbale de brocolis t’attend. Bon appétit». Pour respecter les consignes en vigueur en ces temps de confinement, elle sortait sur le seuil de sa porte un tabouret diabolo rouge et déposait son offrande. Sophie descendait rapidement chercher son repas et envoyait un message reconnaissant. Oh merci Voisine je vais encore me régaler ou C’était délicieux. Alors confortée dans son statut de fine cuisinière, elle se dit que finalement cuisiner pour deux ou pour quatre c’était à peu près la même chose et elle décida de faire profiter de ses talents Léandre, le voisin de l’appartement numéro dix qui vivait tout seul et le petit Monsieur qui faisait la manche devant Intermarché tout près de chez elle. Toujours respectueuse des règles en vigueur, elle gardait ses distances et envoyait un message pour indiquer à chacun que le repas était servi. Pour ne pas les gêner et leur éviter de se croiser dans les escaliers avec la popote du soir, elle variait les heures de livraison toujours sur le même mode. Tacitement les élus déposaient sur le tabouret le contenant de la veille parfaitement nettoyé. Quant au petit Monsieur de l’Intermarché, elle utilisait des bocaux et des contenants de fortune qu’elle ne souhaitait pas récupérer. Elle passait tous les jours lui apporter sa pitance. En général il la mangeait sur place. Elle se dit que finalement elle ressemblait étrangement à cette vieille dame qui nourrissait les chats du quartier près de la mairie.
Son appartement était devenu une véritable cuisine centrale. Il y avait des marmites sur les quatre feux de sa cuisinière, des légumes dans des paniers car son réfrigérateur était plein. Il y avait des torchons sur les chaises, aux poignées des portes, des torchons prêts à être utilisés pour sécher les légumes, sortir les plats du four… Dans la salle de bain qui bénéficiait d’une belle lumière naturelle, des pots de plantes aromatiques.
Elle avait même investi le joli petit salon de la loggia pour entreposer ses provisions. Elle mettait un point d’honneur à proposer à ses invités de fortune des plats fait maison et elle voulait autant que possible varier ses menus. Le problème c’était la gestion des déchets. Malgré l’interruption du service de collecte des emballages papiers plastique et métal, elle ne pouvait se résoudre à jeter dans la poubelle commune tous ces déchets qu’elle avait pris l’habitude de trier ces dernières années. Alors, elle avait déjà rempli trois grands sacs de boîtes vides, propres mais vides, du carton, du métal et des briques en tous genres. Et chaque jour son stock augmentait. Comme l’entrée de son appartement était encombrée, elle décida d’entreposer ses sacs dans la deuxième chambre. Dans les escaliers de l’immeuble, il y avait un ballet silencieux de convives qui montaient et descendaient,leur gamelle à la main comme dans le film In the Mood for Love. Depuis quelques temps, une bonne odeur d’épices taquinait en permanence les narines des occupants du voisinage. Ce matin-là, au réveil, elle se dit « Après tout, cuisiner pour quatre ou pour six c’est pratiquement la même chose… »