En réponse à notre appel à écriture, « L’affût un style de vie », voici un texte et une photo de Camille Haddad-Schweitzer
« L’affût un style de vie »
Être à l’affût c’est attendre que ne jaillisse la bête, qu’elle ne surgisse des buissons, des marais, des champs et des vallées. En novembre 2019, l’affût recevait le Renaudot, c’était encore un art qu’il était audacieux de prôner : une façon d’arrêter le temps, de renoncer au rythme effréné des jours, de se placer « au-dessus de la mêlée », pour parler comme Romain Rolland. L’affût, c’était l’apanage des vertueux, des iconoclastes, des sages et des vieux.
Après quatre semaines d’enfermement, il est devenu nôtre lot commun. Aucune voix ne s’élève plus, pas même celle de Sylvain Tesson ou de Vincent Munier, pour vanter une inaction, une attente un peu vaine à laquelle nous sommes tous réduits. Nous avons beau nous démener, nous ne produisons qu’un peu d’agitation, laquelle ride à peine la plate surface de la vacuité. Car ce que nous attentons n’a plus rien de beau, nous ne sommes plus en quête d’une esthétique naturelle, d’un émerveillement par la bête ; seulement d’une délivrance, d’une libération.
L’affût en avril 2020 consiste à nous muer en spectateurs de nos vies d’avant, en consommateurs de plateformes de vidéo à la demande, de chaînes d’information en continu, de décisions politiques scabreuses, d’une démocratie qui procède de nous et bat de l’aile. Nous sommes enfermés dans des miradors plus ou moins confortables et nous attendons désespérément que quelque chose ne se passe. Pourtant, nous savons très bien que l’évènement ultime, celui qui émanera du néant, n’aura rien de jubilatoire, qu’aucune panthère des neiges, qu’aucun dodo, que pas le moindre diplodocus ne viendra éclairer la morosité d’un quotidien devenu affreusement routinier.
Je lève les yeux, je regarde à travers la fenêtre du salon. La rue est déserte, les jardins sont morts, le ciel est vide de tout. Drôle de printemps, sans soleil et ni lune. Un signe de vie pourtant vient rompre la monotonie de cet affût généralisé, la voisine se poste à sa fenêtre. Avide -elle aussi- de quelque remue-ménage elle soulève ses rideaux et scrute le dehors dans l’espoir d’y glaner quelques fragments de vie. Elle fouine, elle gratte, elle guette, elle est elle-même transformée en rongeur, elle-même devenue ma proie. Sans doute suis-je la sienne.
Le confinement, c’est l’avènement de Freud, le triomphe d’un affût malsain que le médecin autrichien nommait scopophilie et qui nous renvoie tous à nos plus bas instincts.
Camille Haddad-Schweitzer