Un texte de Emilie Petit Contival, écrit dans le cadre de l’atelier d’écriture « Ecrire l’art, ou mon musée idéal » d’Aleph-Ecriture animé par Françoise Khoury.
Le regard de l’homme Joconde
Un petit format sur une planche de bois, à peine plus grande qu’une feuille A4, format utilitaire de bureautique qui ne paye pas de mine et passe partout, un classique.
Il n’y a pas de cadre, il s’agit d’une œuvre brute, une épreuve, un essai.
Le bois est enduit d’une matière blanche comme une sorte de plâtre, qui apparaît dans les coins qui sont un peu abîmés. Le reste est plein, et même copieusement, de plusieurs couches qui composent l’œuvre finale.
C’est un portrait, celui d’un jeune homme brun aux cheveux bouclés avec de très grands yeux accrocheurs. Son visage est scindé par l’ombre et la lumière. Ses yeux et sa bouche sont scindés, et ont une intensité différente des deux côtés, comme s’ils ne disaient plus la même chose.
Ce jeune homme est barbu et moustachu, ce qui lui donne un charme tout oriental. Dans le bas du tableau son cou et le début de ses épaules prennent peu de place, peu d’importance, n’imposent pas. C’est son visage qui est saillant dans cette mi-lumière mi-ombre. Une lumière projetée du coin haut droit et traversant diagonale son visage pour se poser et se diffuser, s’étaler sur son épaule gauche.
Ses yeux sont grands, sombres et interrogateurs. Ils me donnent la sensation qu’ils me suivent partout d’où je les regarde. Une sorte de Joconde au masculin. Il est plutôt fin avec un menton volontaire et affirmé, caché sous sa barbe.
Son nez un peu rougi lui donne un côté clownesque malgré la posture que l’on sent rigide presque officiel qu’il doit être en train de tenir pour le peintre qui lui tire ce portrait. Il aurait très bien pu attraper un coup de soleil ! Il m’est étrangement très familier.
Je l’ai découvert alors que je passais régulièrement devant la vitrine d’une boutique d’encadrement. Invariablement, tous les dimanches soirs, je le retrouvais là négligemment posé au bord de la vitrine, juste posé contre un mur. Chaque fois je le saluais intérieurement et lui faisais même à l’occasion un clin d’œil, sans plus m’approcher mais en ayant toujours conscience de sa présence.
Plusieurs mois ont passé jusqu’à ce que je me décide à m’arrêter pour le voir de plus près. Exposé là sans aucun ménagement je l’ai trouvé encore plus attirant de près. J’ai pris une photo mais ce fut une bien piètre copie. Qu’à cela ne tienne, je voulais pouvoir l’observer davantage.
Le reflet de la vitrine sur son visage lui avait flanqué une camionnette entre les yeux et la bouche. J’avais tout de même une image et il me semblait bien plus proche dorénavant. J’entrepris de retirer les ombres disgracieuses sur son visage, à l’aide d’un logiciel de retouches, et découvrais alors plus de détails.
Tout d’abord une sorte de mono sourcil en accent circonflexe qui n’était qu’une ombre qui magnifiait son nez. Des sourcils bien tracés et fournis encadrant son regard. Deux grains de beauté qui délimitaient l’ombre et la lumière soigneusement placés en oblique sur son visage.
Son visage me paraissait alors comme un paysage, j’y vu des monts et des vallées et une rivière coulant doucement vers le sillon de sa lèvre supérieure. Tout me semblait beau et désirable et je prenais plaisir à le caresser de mon stylo retoucheur. Je découvrais sa bouche humide, je faisais chemin vers ses joues, les boucles de ses cheveux dans sa nuque, sa barbe peu fournie mais présente.
Je réussis enfin à obtenir une photo à peu près acceptable pour que je puisse l’imprimer et ainsi la regarder à loisir. Un désir s’était alors imposé à moi, je le voulais, je voulais vivre avec lui. Il me le fallait, là exposé à mes yeux tous les jours. Et cette mauvaise copie devient rapidement insuffisante, je voulais plus. Heureusement j’avais pris soin de prendre les coordonnées de la boutique d’encadrement bien décidée à en savoir davantage.
Après quelques messages laissés sur le répondeur de la boutique, je fus recontacté par une jeune femme très étonnée de mon appel concernant cette oeuvre. C’était un travail, un exercice m’expliqua t elle, qu’elle avait réalisé à l’école d’art, une reproduction avec une technique a fresco. J’écoutais peu, le désir montait.
Je lui dis alors que je souhaitais l’acquérir, que cela lui paraitrait surement étrange mais que voilà, depuis que je l’avais vu, je souhaitais vivre avec lui !
Je lui expliquais : la photo, la vitrine, la camionnette, les retouches. Elle me répondit qu’elle devait réfléchir mais que oui je pouvais à minima venir pour faire une belle photo. Ce fut compliqué de convenir d’un rendez-vous car nos horaires ne coïncidaient pas, et l’attente fut longue. Nous trouvâmes tout de même un accord, après une quinzaine de jours qui me parurent alors interminables.
Le jour dit arriva. Elle me montra l’original, un empereur romain dont je me suis empressée d’oublier le nom tant je n’y retrouvais en rien l’émoi que je ressentais pour sa copie. C’était cette œuvre, seulement son œuvre à elle qui me touchait au point où je la voulais. Elle douta.
Mon intérêt soudain avait réveillé le sien pour cette œuvre dont elle n’avait plus pris soin et exposée nonchalamment en plein soleil derrière une vitrine qui mettait en valeur des cadres et non des tableaux. Je demandais alors à pouvoir faire une belle photo tout en faisant une nouvelle demande pour tenter de l’acquérir.
Nous négociâmes…2 secondes. Je proposais une somme qu’elle accepta. Il est maintenant près de moi, tous les jours. Il me regarde quoi que je fasse et je me plonge dans son regard.
Emilie Petit Contival