Pierrick Lemaire
Ces goélands font un bruit assourdissant !
J’ai pourtant pris l’habitude de nourrir de quelques morceaux de pain Joe le pirate ; Joe est un goéland plutôt rondouillard que j’ai connu il y a de nombreuses années. Il n’a plus qu’un seul œil et son plumage est à plusieurs endroits abimé, comme griffé.
— Joe, à table ! un peu d’extra aujourd’hui, j’espère que tu aimes les huîtres, je te laisse quelques coquilles à gratter et quelques bulots aussi.
J’aperçois Joe qui arrive, nonchalant, assuré de ce festin qui ne peut pas lui échapper
— Vous l’avez apprivoisé ?
Je sursaute ; la voix vient de la maison d’en face, d’une lucarne de toit à quelques portées d’aile de ma fenêtre. Plissant les yeux, je distingue une femme, jeune semble-t-il mais coiffée d’une bigoudène typique des bretonnes d’antan.
— Presque ! Il a été un peu esquinté par la vie alors je l’aide pour ses repas. Ça lui évite les disputes avec ses congénères
— Il s’appelle comment ?
— Joe « n’a qu’un œil » le pirate
— Repas de fruits de mer ! dit-elle en se penchant en avant (je me dis que la dentelle de son décolleté est en harmonie avec sa coiffe) ; Il est gâté ce pirate poursuit-elle ;
Joe commence à picorer quelques coquilles
— Je crois que je connais Joe ; il me rend visite parfois
— Oui, c’est un goinfre : pain à l’aïoli et il vous aime
— Je suis plutôt kouign amann
— Il me reste quelques huitres non ouvertes. Tentée ?
— Tentant
— Ce sont des huitres triploïdes ; donc jamais laiteuse.
— Faut voir monsieur l’érudit ; j’aime bien le lait moi
— Heu, moi aussi
— En tout cas, laiteuse ou pas, il y a des amateurs ; levez la tête, vous avez de la visite !
À peine le temps de lever les yeux qu’un jeune goéland atterrit lourdement sur une huître bousculant Joe, poussant des cris stridents. Ses frères le suivent, piquant sur ce festin inespéré dans un fracas désordonné.
— Prenez garde me crie ma voisine
— Je vous reverrai ? je crie en refermant la fenêtre brutalement.
— . . .
Je la fixe mais impossible d’entendre sa réponse.
Le lendemain, après une matinée pluvieuse, le soleil émerge des nuages ; je la vois sortir la tête à l’extérieur, sa coiffe immaculée tendue vers le ciel. Je lui souris. Elle me sourit.
À cet instant Joe surgit et se pose un peu pataud à côté d’elle. Elle le caresse sur le crâne et le plumage. Celui-ci émet quelques faibles sons gutturaux : l’extase quoi ! La voisine m’a oublié.
— Tu as faim, lui dit-elle ?
— Attention, Joe n’est pas farouche dis-je pour lui rappeler ma présence, il n’hésite pas à s’introduire chez les gens
— Ça ne me dérange pas de montrer mon jardin secret . . .
— Aah
— À Joe je veux dire ; au moins, ses camarades le laisseront en paix à l’intérieur ajoute-t-elle.
Les jours suivants, je la revois souvent. Elle porte à chaque fois une coiffe différente, dentelles aux motifs verticaux ou floraux, colorée parfois, le blanc laissant place à des pastels bleus ou vert.
Elle écarte d’un sourire ou d’une boutade mes tentatives d’approche. C’est une femme qui semble profiter de l’instant présent et qui ne fait pas attention à l’effet qu’elle provoque chez les autres. Elle laisse maintenant Joe prendre ses aises dans son intérieur. Sacré Joe !
Un jour je lui demande ce que représente sa coiffe. Elle me répond, mutine :
— C’est pour revendiquer l’identité bretonne contre l’impérialisme français et prêcher la révolte … ou bien pour apprivoiser les pirates dit-elle avec un sourire espiègle ; D’après vous ?
— Je vous imagine bien en révoltée. C’est un qualificatif qui va bien avec votre prénom. Comment m’avez-vous dit déjà ?
— Je ne vous l’ai pas dit …
— Nolwenn dit-elle en refermant sa fenêtre
La nuit suivante, la canicule m’empêchant de dormir (en Bretagne !), j’aperçois Nolwenn à sa fenêtre, vêtue d’un simple tee-shirt léger. Elle n’a plus sa coiffe et ses cheveux longs tombent sur ses épaules. Joe est posé à côté d’elle, son bec effleure son bras nu. Je ressens une émotion qui ne m’est pas inconnue ; ah oui, je sais, c’est de la jalousie ! Sacré Joe !
Les nuits suivantes, l’air moite persistant, nous parlons souvent à la fenêtre. Elle m’avoue enfin qu’elle a trouvé les bigoudènes dans une vieille malle appartenant à sa grand-mère, remplie de nombreuses tenues du début du vingtième siècle : robes, coiffes, ceintures, broches et autres bijoux. Elle les essaye toutes l’une après l’autre sous l’œil unique et admirateur (enfin je suppose) du pirate. Sacré Joe !
Hier soir, elle m’apprend que des nouveaux voisins sont arrivés la veille.
Aujourd’hui 3h10 : Joe revient de sa visite chez la voisine, son bec brille curieusement. Il se pose près de moi, me regarde d’un œil malicieux et laisse tomber une bague dans le creux de ma main.
— Quelle diamant splendide Joe ! Tu t’es surpassé ce soir !
Je le prends et le range dans une boite avec les autres bijoux ; je regarde la fenêtre de ma voisine. Aucun mouvement ; elle doit toujours dormir.
Sacré Joe !
Je me demande si les nouveaux voisins apprécient les goélands borgnes et affectueux.