Entrer dans l’imaginaire d’un objet, fragment prélevé au cours de pérégrinations, pour en faire une œuvre, un collage, une sculpture, un poème, tel est le chemin ouvert par Kenneth White dans son premier recueil de poèmes publié en France.
Nous découvrons Le monde blanc, le froid « terrible » de Glasgow dans la ville natale du poète écossais. Dans les années 70, il choisit de vivre en France mais c’est en nomade qu’il l’habite, partageant son temps entre l’enseignement de la littérature américaine à la Sorbonne et ses pérégrinations de par le monde et la poésie.
En 1964 Pierre Leiris, alors directeur aux Éditions du Mercure de France, traduit et publie le tout premier recueil de poèmes En toute candeur. Dans la préface, il se souvient de sa première rencontre avec le jeune poète alors âgé de vingt-huit ans : « Je le trouvais pareil, de tous points pareil à ses écrits. […] Direct et chaleureusement vivant. D’une démarche souple et bondissante qui évoquait les randonnées à pied et faisait penser : le bon compagnon de route ! […] c’est grappillant et grignotant qu’il faut vous le représenter : il ne s’attable guère que pour écrire. »
Marcher, cueillir les choses de la terre, revenir dans son atelier et se mettre au travail avec sa moisson, ainsi découvre-t-on en lisant Kenneth White, l’usage qu’il fait du carnet : un atelier nomade.
« La sorte de livre qui me plaît le plus est le carnet de notes. Tout ce que j’écris à présent prend cette forme, qui est absence de forme.
[…] Disons donc, au début de ces pages, que tout ce que je présente ici est un petit carnet de notes, quelque chose qui n’a ni commencement ni milieu, ni fin (c’est ainsi que j’aime à voir la vie) et qui, ne partant d’aucunes prémisses, n’atteindra aucune conclusion. Tout ce que j’offre est un peu de spontanéité, un peu de présence. »
Grand marcheur, il arpente les contrées lointaines jusque dans leurs confins. Il collectionne toutes sortes d’objets, de choses qu’il récolte au cours de ses marches et qui alimentent son travail poétique.
« Avant d’écrire jamais aucun poème, je collectionnais des choses. Des œufs d’oiseaux : de grive chanteuse, de lagopède, de moineau, de merle, de martinet… Des coquillages et des pierres du rivage, beaux de forme et de coloration ; le rivage me fournissait aussi des carapaces de crabes de toutes grosseurs et de toutes couleurs. Dans le bois, en automne, je récoltais les feuilles aux couleurs les plus profondes et je les épinglais sur des cartons blancs tout autour de ma chambre. Et je possédais aussi une collection de petits squelettes trouvés dans les bois et dans les champs, des squelettes d’oiseaux et d’animaux, très délicats de proportions, ravissants à regarder. Si mes poèmes ont une quelconque beauté concrète, c’est probablement à cause de ces objets. Tout ce que j’ai lu avec plaisir et excitation en littérature n’a été que la confirmation de ce que m’avaient appris les choses et de la créativité élémentaire qui se manifestaient en elles. »
En ramassant des fragments d’objets en déshérence, marqués du temps qui a passé sur eux, – bois flottés, papiers froissés, objets refoulés par la mer et déposés sur l’estran, Kenneth White témoigne, à l’instar des artistes comme Picasso, Braque ou Kurt Schwitters (illustrations), de cette activité créatrice : la cueillette.
Activité qui a son origine dans la nuit des temps, la cueillette nous est devenue si naturelle qu’elle n’est plus seulement nécessaire – c’est à dire nourricière. A moins que, justement, il nous soit resté de cette récolte vitale le vif de son sens : introduire de nouvelles nourritures qui régénèrent un appétit, la sensation d’une découverte, une surprise qui meut de nouveaux désirs.
La cueillette, une activité nomade, elle guide le cueilleur, montre le chemin. Quel que soit le fruit de la récolte, trésor ou brimborion, la déambulation en soi se révèle tout aussi riche.
Ce que nous récoltons n’est pas seulement le fruit ou l’objet de la cueillette, mais toute l’épaisseur du temps dont elle se charge subitement, dans l’instant du regard qui meut le geste : temps antérieur au geste, temps du geste – de la motion intérieure, temps d’un à venir. Un temps complet qui rassemble en lui tous les temps.
FOSSILE
Inscrites dans la craie
un jour
il y a cela
combien de millions d’années ?
la griffe d’un oiseau
et des gouttes de pluie.1
Dans les années 1990, le poète initie la Géopoétique, mouvement qu’il partage avec les artistes photographes, sculpteurs, peintres, philosophes, qui se retrouvent sur le terrain lors d’expositions, de rencontres ou de colloques.
« C’est dans Le Plateau de l’Albatros que j’ai dressé, aux points de vue philosophique, scientifique et poétique, la cartographie la plus complète de ce concept de géopoétique que je voyais émerger de plus en plus distinctement dans mon travail et dont je sentais de plus en plus la nécessité dans notre contexte général. La géopoétique est en effet une théorie-pratique qui peut donner un fondement et des perspectives à toutes sortes de pratiques (scientifiques, artistiques, etc.) qui tentent de sortir aujourd’hui de disciplines trop étroites, mais qui n’ont pas encore trouvé une assise et donc une dynamique durable. »2
Quelque trente ans plus tôt Pierre Leiris, donne la parole à son ami Jean-Jacques Mayoux qui distinguait en Kenneth White « deux écrivains : un homme face au réel et au drame humain… et un lyrique qui à l’occasion, élimine la pesanteur et se met à chanter ».
Le monde blanc ouvre sur le poème « Le goéland préchantre », préfiguration de cet élan nomade dont ces carnets sont le témoignage.
[…] Tu n’as pas une voix d’éternité muette
Mais une langue de barbarie enchâssée ferme
Dans la chair et les os
Frémissant capricant
Grotesque et gracieux
O oiseau que je vois et entends
Je sens mon corps s’arquer pour emprunter ta forme
Ta gorge être la mienne
Et regarde il frémit mon oiseau fait de mots
Il s’évertue
au
vol
Faire sa cueillette, prendre un objet, une bribe, un brimborion, épingler un morceau de réel. Le regard, regard naïf – nu, sans préjugé, mu par une fantaisie intérieure conduit à l’objet, active un désir, une curiosité d’en connaître sa secrète attirance, celle de se laisser dépayser.
Catherine Stahly Mougin
1. Dans : Limites et marges, c/o Mercure de France
2. Site web : Kenneth White-Le Portrait
Pour aller plus loin :
La plateau de l’albatros : Introduction à la géopoétique, Kenneth White, chez Grasset 1994
La gloire des formes, Le sel de la terre, Jean Frémon, chez P.O.L
Yannick François, Marcher, regarder, faire sur son site web
(date de première parution 2014).