Vos textes: « Les poissons ne ferment pas les yeux »

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Crédits photographiques: DP

Vous avez été nombreux à nous envoyer vos textes à partir de la première proposition d’écriture d’Alain André issu du récit d’Erri de Luca « Les poissons ne ferment pas les yeux ». Nous vous en remercions tous.

Voici donc les trois textes de Myosotis, Manon et Jeannine que nous avons choisi de publier dans l’Inventoire. Bonne lecture à tous !!

Extrait de la proposition

« C’est à la page 26 du dernier récit d’Erri de Luca, Les poissons ne ferment pas les yeux (2011 et Gallimard, 2013). La narration se concentre sur un âge de la vie bien particulier, la fin de l’enfance, dix ans à peine, qui coïncide ici avec un seul été, vécu dans une île au large de Naples (…) Pourriez-vous dresser un inventaire des images qui vous reviennent à propos de cet âge précis de la vie ? « .

Myosotis

Faites l’une pour l’autre

Il était une fois des chaussettes à fleurs, pailletées ou fleuries, est-ce que ça aurait pu être l’histoire d’autres filles de dix ans qui, comme moi, avaient décidé que la coquetterie d’un pied, sa cambrure, les ongles peints comme des pétales de rose après avoir piqué le vernis de sa mère, étaient un peu de féminité à chaque pas ? Sauf que le vernis n’était pas le style de ma mère, ni pour elle et encore moins quand il s’agissait de moi. Année après année, j’héritais des chaussettes de mon frère.

Pourtant, quelques jours avant mes onze ans, j’ai fait ma téméraire…Il faut dire que Viktor, mon meilleur ami, m’avait dit que je serai jamais cap de demander à ma mère de m’offrir un cadeau de fille, alors évidemment, je n’avais plus le choix, question d’orgueil.

J’ai attendu le moment où ma mère paraissait la plus heureuse, après son feuilleton préféré et là, je me suis lancée. J’ai dit : maman, pour mon anniversaire, je voudrais des chaussettes comme Manon Décourt. Rien d’autre à ajouter. C’est qu’un jour que mon amie était venue chez nous, un soir de pluie, elle s’était déchaussée. A peine partie, ma mère avaient baptisé les chaussettes de Manon : des chaussettes de cocote.

Fouiller les cachettes de ma mère dans la maison ou explorer les cabas de courses, c’est ce qui m’a occupée en attendant le grand jour qui a fini par arriver. Un soir d’automne. Un soir sans ciel. Un soir gris de partout. La pluie menaçait mais ça m’était bien égal.

Je ne voyais plus que le paquet enrubanné de bleu posé sur la table de la cuisine… Sans me presser, j’ai dénoué les rubans. Doucement. J’ai décollé les bouts de scotch du papier cadeau du Noël d’avant. Et je les ai vues, les six paires, trois noires, trois blanches, d’épaisses chaussettes de tennis. Des chaussettes de garçon. J’ai cherché le regard de ma mère, mais je ne n’ai vu que sa bouche fine et son léger rictus.

Alors j’ai souri, du plus beau de mes sourires, celui qui me donne l’air le plus heureux et ça, ça a dû la contrarier ma mère et encore plus le lendemain, quand elle m’a vue déambuler sans chaussons dans l’appartement, une chaussette blanche au pied droit, une noire du côté du cœur.

Combien de fois m’a-t-elle ordonné de cesser de faire mon idiote, de quelles punitions ai-je écopé, j’avoue que je ne m’en souviens plus. Mais jour après jour, mois après mois, j’ai porté mes chaussettes dépareillées, des chaussettes qui n’étaient pas faites pour se connaître mais qui en se rencontrant, m’en avait tellement appris sur moi-même que depuis je porte toujours des chaussettes qui ne sont pas faites l’une pour l’autre.

Myosotis, le 4 septembre 2013

 Manon

Allégresse

L’autre jour, m’est revenue une pensée aussi douce qu’inattendue. Un de ces souvenirs qui vous revient en tête sans que l’on soit capable de savoir d’où il arrive. Dans quelle partie de la mémoire avait-il été enfoui ? Quels autres secrets recèlent les méandres de notre cerveau ? Peu importe, il m’est revenu là, juste devant les yeux, et m’a laissé une sensation très douce, restée de longues minutes suspendue à mes cils. Vous savez, une de celles que seules peuvent provoquer les mémoires d’enfant perdues de vue depuis longtemps.

Je me suis rappelé mon école primaire, mes 10 ans à peine et cette délicieuse idée de lâcher de ballons. Je ne sais pas si c’était une pratique courante ailleurs, en tout cas dans mon école on n’y dérogeait pas. Les ballons de mille couleurs gonflés à l’hélium. Le petit papier que l’on suspendait au ruban en écrivant soigneusement notre nom, notre prénom et notre adresse, parfois quelques mots supplémentaires. En attaché. S’en suivait toute une effervescence désordonnée d’enfants, de ballons de cris, de rires. Un joli tableau qui me revient aujourd’hui, bruyant et coloré. Puis en quelques secondes, tous s’assagissaient, le désordre faisait place à une sérieuse attention avec une rapidité déconcertante. Au signal, ils s’envolaient. Tous en même temps, on laissait la ficelle s’échapper de nos petites mains, glisser entre nos doigts. Les yeux rivés vers le ciel, nos rêves d’aventures et de voyages flottant dans l’air. Avec toujours ce secret espoir, cette envie fébrile que notre écriture maladroite franchisse les kilomètres, traverse vents et tempêtes pour tomber entre des mains bienveillantes charmées par les enfantillages. Les mains de quelqu’un à l’autre bout de la France, ou même plus loin, qui sait? A 10 ans, j’avais tant d’histoires dans la tête. Et puis les vents renferment de si grands secrets.

Alors tout bas, quand je regardais les ballons s’envoler, je murmurais des prières de contrées inexplorées, je croisais les doigts, longtemps, en regardant s’éloigner ces ballons gonflés de rêves et de promesses dans l’azur du ciel. Je leur lançais des défis silencieux, « allez, allez je parie que t’iras jusqu’à la mer ». Je refusais de détacher mes yeux de ce qui devenait progressivement de minuscules points dans l’immensité bleue. La vie comme arrêtée tant qu’ils demeuraient là, encore à portée de regard. Le cou douloureux et les pensées perdues au loin, dans des mondes inconnus. J’ai toujours pris ça beaucoup trop au sérieux. Chaque année j’espérais que le mien aille le plus loin. Bien sur, j’étais toujours déçue et personne ne comprenait pourquoi cela m’importait autant.

Il y avait là encore l’innocence de l’enfance mais aussi des envies d’ailleurs, de plus grand. Ces désirs enfantins dont je me rappelle si précisément n’étaient que les prémices de ce que je deviendrais. Des voyages dont je continuerais de rêver, années après années. De billets d’avion entre les doigts de la jeune femme de 21 ans, à l’âge où il n’y avait plus de ballons depuis longtemps déjà. Mais des défis, toujours là, plein les mains. Et des rêves d’aventures, surtout, restés enfouis au fond des poches. Et je me rappelle ces jours à courir à la boite aux lettres alors que j’espérais très fort l’ouvrir un beau matin et lire les aventures d’un ballon rouge lâché durant une belle journée d’été, un matin de nos dix ans alors que l’air sentait l’été. Un courrier d’un inconnu qui me rappellerait que ce jour-là c’était la kermesse. Le jour où l’on célèbre l’allégresse.

Manon, le 15 septembre 2013 12h02

Jeannine

Mendès

J’avais juste dix ans, c’était ma dernière année d’école primaire. De  la société, je connaissais ma famille et mes copines d’école. Le reste  se mouvait dans un brouillard dont me protégeait ma myopie, au propre  comme au figuré, car n’y contribuait guère l’histoire des rois de  France qui ressemblait si peu à une chose publique. Mais la société  d’alors, que j’ignorais, s’occupait de moi.

Ma préoccupation journalière, c’était la petite bouteille de lait  distribuée à 10h chaque matin à tous les enfants des écoles afin  d’éviter les carences alimentaires… ou un surplus de production.  J’associais le nom de Mendès-France, fer de lance de cette décision, à  l’épais bouchon de la peau de lait, molle, qui obstruait le goulot de  la petite bouteille en verre, et qu’il fallait ingurgiter, debout,  serrées entre les rangées de nos lourdes tables d’école. Aucune  échappatoire possible, il fallait rendre la bouteille vide. Je me suis  à peine aperçue des tests qu’on nous faisait passer la même année, et  qui ont pourtant déterminé mon avenir. Peut-être vaguement une ou deux  journées ennuyeuses à remplir des papiers, cocher des cases. Ah, si !  Un exercice curieux et pas facile où, debout dans la rangée, nous  devions faire tourner une main au-dessus de notre tête tandis que  l’autre main tournait sur le ventre, dans un sens, puis dans l’autre.  Ca gesticulait, ça titubait, beaucoup de brouhaha. C’est ainsi qu’à  cause de mon Q.I., mes parents convoqués par la directrice ont renoncé  à m’envoyer au certificat d’études.

De la classe de trois niveaux à la campagne que j’avais quittée après  la mutation de mon père à la capitale, j’entrai sur concours dans un  grand lycée parisien. Cette année-là a décidé de mes joies à venir,  lectures, ah, les livres ! Conversations, théâtre, et aussi de mon  déracinement social. La petite athée qui courait la campagne en  cueillant des mûres et des boutons d’or a été propulsée dans le saint  des saints de la culture judéo-chrétienne bourgeoise et l’a absorbée,  sans le savoir. Étrangère émerveillée d’un tel héritage, je garderai  toujours au cœur l’accent de mon terroir et resterai une émerveillée,  étrangère.

Jeannine, 15 septembre 2013

 

 

 

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