L’arbre à poèmes
Extrait
RÊVES
Dans mon réduit
je me suis amusé à ranger
mes idées
à faire le tri dans mes rêves
En voici quelques-uns
que j’ai d’abord hésité à garder :
Jouer à la roulette en compagnie de Dostoïevski
Aimer sans que le désir y soit pour quelque chose
Me réveiller un jour parlant toutes les langues du monde
Avoir des ailes, pas pour voler, juste comme parure
Voir G. W. Bush traduit devant un tribunal international de justice
Libérer les arbres de leur immobilité
Écrire un premier livre
Acquérir une toque d’invisibilité
Faire une apparition au mariage de mon arrière-arrière-petite-fille ou petit-fils
Découvrir la source du mal
Jouer à la perfection de la cithare
Rester assis seul dans le désert sept jours et sept nuits durant
Boire, ce qui s’appelle boire, sans fumer
Serrer la main de Nazim Hikmet
Pêcher à la ligne les poèmes des peuples disparus (….)
Extraire les balles qui ont troué le corps de Che Guevara, refermer ses blessures, lui caresser le front et lui murmurer en toute confiance : Lève-toi et marche !
Persuader Sisyphe qu’il a été victime d’une erreur judiciaire
Faire aboyer le mot chien (…)
Proposition
Ce poème, extrait du recueil Écris la vie, (La Différence, 2005), est repris dans l’anthologie personnelle 199é-2012 d’Abdellatif Laâbi, L’arbre à poèmes (Gallimard, 2015).
Faire le tri dans ses rêves, dresser l’inventaire de ceux que l’on garde, constitue une manière de faire son autoportrait en toute liberté : d’aller, dans un même élan, de la fantaisie à l’engagement, de l’expression d’un désir à l’hommage. C’est se doter de pouvoirs magiques, mais sans oublier le cru des balles et des blessures ouvertes.
Je vous propose à votre tour de faire un peu de rangement et de « faire le tri dans vos rêves ». Dressez-en une liste, sans hésiter à mêler les différents registres de votre expérience personnelle – vos projets, vos désirs les plus fous ou les plus étranges, le regard que vous portez sur le monde autour de vous. Conservez la forme choisie par Abdelatif Laâbi : après une brève introduction, des phrases courtes, à l’infinitif.
Envoyez-nous votre texte (1500 signes au maximum).
Lecture
Poète, romancier, dramaturge et traducteur marocain, Abdellatif Laâbi est né à Fès en 1942. D’abord enseignant à Rabat, il participe au développement de l’intelligentsia marocaine de gauche à travers la création de la revue Souffles traitant de culture, d’expression, ainsi que de problèmes sociaux et économiques. Son opposition intellectuelle au régime lui vaut d’être emprisonné pendant huit ans. Libéré en 1980, il s’exile en France en 1985.
Parmi ses œuvres, publiées en majeure partie aux Éditions de la Différence, figurent :
– des romans : L’Œil et la nuit (2003), Le Chemin des ordalies (2003), Chroniques de la citadelle d’exil (2005), Les Rides du lion (2007), Le Livre imprévu (2010) ;
– des recueils de poèmes : Le soleil se meurt (1992), L’Étreinte du monde (1993), Le Spleen de Casablanca (1996), Les Fruits du corps (2003), Tribulations d’un rêveur attitré (2008), Œuvre poétique I et II (2006 ; 2010).
Les éditions Gallimard ont publié son roman Le Fond de la jarre (2002 et « folio », 2010).
Il a obtenu le prix Goncourt de la poésie en 2009 et le Grand Prix de la francophonie de l’Académie française en 2011.
En décembre 2015, l’éditeur jeunesse Rue du Monde publie son poème J’atteste contre la barbarie, écrit à la suite des attentats du 7 janvier, avec des illustrations de Zaü. Ce texte a aussi été largement diffusé, sous forme d’affiches, dans les médiathèques et les écoles.
L’anthologie L’arbre à poèmes (Gallimard, décembre 2015) offre un parcours dans neuf recueils, de 1992 à 2012. On peut y lire, dans une langue belle, simple, directe, adressée, les étapes de la révolte, l’engagement artistique et intellectuel, la lutte contre les injustices et, toujours, l’enchantement devant la beauté de la vie et du monde.
Le dernier recueil de poèmes d’Abdelatif Laâbi, Le Principe d’incertitude, est paru aux éditions de la Différence le 18 février 2016.
H.M.
Hélène Massip est bibliothécaire et également auteur de nouvelles, de poèmes et de haïkus. Sa dernière publication : « L’affiloir des silences », collection Poésie XXI, Jacques André Éditeur, paraît ce mois de mars 2016. Elle animera un atelier ouvert dans les locaux d’Aleph-Écriture le mercredi 6 avril 2016, de 18 h 30 à 20 h 30 et un dimanche poétique le 12 juin, de 10 h à 17 h.