Caroline Kruse
À peine était-elle montée dans le bus que Monique eut envie de vomir. Elle n’était pas enceinte pourtant : à 80 ans, même avec les progrès de la PMA, c’était peu probable. Non, c’était autre chose, la solitude, l’ennui, la vie quoi, la vie où rien ne va plus, la vie qu’on vit en attendant la mort. Elle essaya de se frayer un chemin parmi les voyageurs. Il faisait trop chaud, elle n’aurait jamais dû mettre cette jupe qui la serrait, ni un chemisier à manches longues. Après tout, tant pis si on voyait la chair flasque de ses bras qui pendouillait comme un chiffon mouillé. Tout le monde s’en fichait.
Elle avait mal aux pieds, ça aussi elle aurait pu s’en passer, les chaussures trop serrées qui comprimaient ses orteils déformés. Toute cette expédition était ridicule. Traverser Marseille en plein été pour aller rendre visite à sa fille qui n’avait guère envie de la voir. Que tu passes aujourd’hui, euh, oui, pourquoi pas ? Viens à 13h pour le café, j’ai un rendez-vous à 14h, ça nous laisse un peu de temps. Les enfants ? Mais tu sais bien qu’ils sont en stage !
Si seulement elle pouvait s’assoir !
Elle était arrivée au fond du bus. Là, un petit garçon d’une dizaine d’années, la regardait s’avancer.
– Tu t’appelles comment ?
Monique regarda derrière elle.
– Hé, c’est à toi que je parle ! reprit le gamin.
La femme esquissa un sourire.
– Monique.
– Je peux t’appeler Momo ?
– Si tu veux.
– Je veux et je veux bien aussi que tu sois ma mémé.
– Laisse-moi d’abord m’asseoir.
L’enfant se leva. Il était pâle pour un minot marseillais, maigrichon, son T-shirt était troué et son short tout tâché.
– Viens.
Monique se serra pour lui faire de la place. L’enfant grimpa et se blottit contre elle. C’était le genre à habiter les quartiers Nord, avec un grand frère dealer de beuh, un père pas trop présent et une maman débordée. Le genre à vouloir lui aussi plonger du haut de la Corniche Kennedy, roulade avant et salto arrière, comme son copain Toni, sauf que Toni, il avait méchamment cogné les rochers, et qu’il s’était retrouvé en fauteuil, tu vois, Momo, ça craint.
– Moi, c’est Zaïd.
– Et pourquoi veux-tu que je sois ta mémé Zaïd?
– Ben, parce que j’en ai pas. Enfin, j’en avais une, mais je crois qu’elle est morte. Et l’autre, je sais pas trop, alors c’est comme si j’en avais pas. Et toi ? T’as des enfants ?
– Oui, une fille.
– Et ta fille, elle a des enfants ?
– Oui deux, mais je ne les vois pas souvent.
– Ah mince ! mais du coup, toi et moi on peut s’arranger !
Monique passa un bras autour des épaules de l’enfant et lui caressa les cheveux.
Le bus démarra. A part quelques touristes hébétés il s’agissait pour l’essentiel d’adolescents en maillot de bain, tongs au pieds, et serviette autour du cou. Les filles, à peine plus vêtues, babillaient et lorgnaient en douce les garçons. Le 83 c’était leur bus, celui qui longe la mer depuis le Vieux port jusqu’à David, le bus des plages, les Catalans, le Prophète et surtout l’escale Borelli, où on pouvait monter sur la grande roue, manger des glaces et frimer au soleil.
– Tu es déjà allé au château d’if ?
– Au quoi ?
– Le château d’If, là où Edmond Dantès a été emprisonné.
Monique, quand elle était institutrice, adorait raconter cette histoire aux enfants, le brave marin trahi qui devenait un prince richissime. Elle édulcorait un peu les détails de sa vengeance mais, bon, comme disaient ses élèves, franchement Madame, c’est tous des pourris, ils l’ont pas volé !
Zaïd compatissait :
– Il avait fait quoi, Edmond, pour aller en zonzon ? chouré des scouts ? trafiqué de la dope, zigouillé un keuf ?
– Non, c’est un jaloux qui l’avait dénoncé, mais il était innocent.
– Ça alors, raconte !
Et pendant que le bus, après le Vallon des Auffes et son port de carte postale, entamait la traversée d’Endoume, Monique commença pour le petit garçon qui n’avait pas de grand-mère la légende du Comte de Monte Cristo.
Il avait fermé les yeux pour mieux écouter. Le bus maintenant avançait au pas, c’était toujours comme ça l’été à Marseille sur la Corniche, les voitures à touche- touche et les bus englués.
Au fond Monique s’en moquait. Ça lui laissait plus de temps pour raconter l’histoire. Sauf qu’elle risquait d’être en retard pour la visite à sa fille.
Elle s’interrompit.
– Au fait où vas-tu toi ?
Zaïd ouvrit les yeux.
– Nulle part.
– Comment ça ?
– Je vais au terminus et après je reviens.
– Et tu fais ça souvent ?
– Oui presque tous les jours sinon…
– Sinon, quoi ?
– Rien, raconte encore, Momo, c’est bien, ça me plait beaucoup.
Quand le bus approcha enfin du parc Borély, Monique se leva, prit le garçon par la main et descendit avec lui.
Il était presque 13h. Sa fille habitait tout près. C’était encore jouable. Pourtant, au lieu de continuer sur l’avenue, elle tourna à droite vers l’entrée du Parc et s’enfonça avec Zaïd sous l’ombre des arbres. Là, en prenant tout son temps, elle s’assit dans l’herbe. L’enfant, s’allongea, posa la tête sur les genoux de Monique et la regarda à l’envers.
– On va continuer l’histoire ?
– Oui.