« La tache », Romy Vasselin

La tache

Au fond, tout au fond de mon cocon, enroulée dans une couverture qui fait trois fois ma taille et trois fois mon poids, j’ai chaud. Mon corps, tapi sur le matelas, est parfaitement enveloppé. Je suis bien. Je glisse lentement la tête sous la couverture. Je respire. La couverture me renvoie mon souffle chaud comme un miroir. Mon haleine matinale aussi. Je ferme les yeux. Les minutes passent et j‘ai chaud, de plus en plus chaud. La chaleur commence à envahir mon visage. Elle commence à s’infiltrer dans les bouffées d’air que je respire, dans mes narines, dans ma bouche, mais je reste encore un peu. Juste encore un peu. Sous mes cheveux hirsutes, mon crâne ressent cette chaleur. Je sens la sueur monter sur mon visage. Des gouttes perleront bientôt sur mon front, mais pas encore. Je reste. Je reste encore un peu. Mes doigts se font moites. Mes bras se ramollissent. Mes aisselles s’imbibent. Mes seins se détendent. Mon T-shirt colle à ma peau. Mes pieds s’humidifient, mais je reste. Je reste encore un peu. Ça y est, elle tombe. Elle prend naissance à la racine de mes cheveux et lentement, elle ruisselle. Elle contourne mon front, descend sur mes tempes et tombe dans mon oreille. Je sens cette goutte chaude dans mon oreille. Je commence à suffoquer, mais je reste. Je reste encore un peu. Je peux tenir encore quelques secondes.

  1. Je compte jusqu’à 30.

La goutte de sueur dans mon oreille continue de couler dans mon conduit auditif. Ma respiration se fait de plus en plus haletante. Enfin, je cède. D’un coup sec, je sors la tête de mon cocon et inspire une grande bouffée d’air frais. Je respire, du plus fort que je peux. J’écarte d’un geste décisif la couverture et la jette hors du lit. J’ai chaud. Très chaud. Je reste allongée, profitant de la vue magnifique de mon plafond.

Je connais ses défauts par cœur. Une trace de moisissure dans le coin supérieur droit. Une toile d’araignée dans le coin supérieur gauche. Juste au-dessus de ma tête, une fissure. Trois centimètres environ. Et juste à côté, une tache. Une seule. Légèrement grisâtre. Elle est là, elle domine. Je n’ai jamais compris comment elle était arrivée là. Je crois que ça fait longtemps. Assez longtemps pour ne pas me souvenir depuis combien de temps. Je ne sais pas d’où elle vient. Je ne sais pas qui l’a fait, si c’est moi ou quelqu’un d’autre. Une trace de doigt ? Un coup de crayon ? Une tache d’encre ? Il faudrait que j’essaye de frotter pour la retirer, mais j’ai peur qu’en y touchant elle s’agrandisse.

Je me redresse et m’assois au bord du lit. J’inspire une dernière fois, et d’un pas décidé, je me lève. Je fonce sous la douche. Aujourd’hui, c’est le grand jour. Aujourd’hui, j’y crois. Je profite de l’eau chaude qui glisse sur ma peau. J’augmente un peu la température. Puis encore un peu. Et encore un peu. Jusqu’à connaître la limite de mon corps. Jusqu’à ce que l’eau chaude et ma sueur, due au contact de l’eau brûlante sur ma peau, se mélangent. Des vapeurs se diffusent partout dans la pièce. Le miroir est complètement embué. Je commence à ressentir des picotements. Ma peau rougit. L’eau me brûle. Mais j’augmente encore un peu. Je ferme les yeux et compte jusqu’à 30.

30.

Je coupe l’eau et je sors. Je m’habille, je finis de m’apprêter et j’y vais. Aujourd’hui, j’y vais. Je lace mes chaussures, j’enfile mon manteau et je suis prête. Ça y est, je suis prête. Postée dans l’entrée, j’observe. J’inspire profondément, je tourne la clé dans la serrure et j’ouvre la porte. La lumière entre dans la maison, le soleil brille, c’est un beau jour de printemps. Il n’est que 9h, mais il brille déjà beaucoup. Je sens sa lumière emplir mes yeux et sa chaleur chatouiller mon visage. Je ferme les yeux et j’avance.

J’avance.

J’avance.

J’ai dit : j’avance.

Avance.

Allez, avance.

J’ai dit : avance.

Mes pieds ne bougent pas. Ils restent là, campés sur le paillasson, à quelques centimètres à peine du monde extérieur. Je leur ordonne de bouger, ils ne bougent pas. Je les supplie de toutes mes forces de bouger de quelques centimètres, de mettre un pied dehors, juste un pied. Juste un. Le gauche, le droit, je m’en fiche. Juste un.

Lequel se lance ?

Allez.

Lequel se lance en premier ?

Peu m’importe, mais j’en veux un. Au moins un dehors, le reste suivra.

Mais ils ne bougent pas. La lumière du soleil ne me plaît plus du tout, elle m’aveugle. Sa chaleur ne me réchauffe plus, elle me refroidit. Tout devient grisâtre, comme la tache sur mon plafond. Je ferme les yeux et je compte jusqu’à 30.

30.

Ce sont mes mains qui bougent en premier. Elles attrapent la porte et la referment devant moi. Il fait noir. Je n’ai pas allumé la lumière de l’entrée. Je reste là. Quelques minutes et mes pieds acceptent à nouveau de bouger. Ils font demi-tour. Sans même prendre la peine d’enlever leurs chaussures, de défaire leurs lacets. Ils font demi-tour et retournent vers la chambre. Ce n’est pas moi qui choisis, c’est eux. Ils me guident. Ils m’allongent sur le lit. Le manteau et les chaussures encore enfilés. Mes mains attrapent la couverture, la posent sur mon corps puis la remontent sur ma tête. Je sens à nouveau la chaleur de mon souffle comme un miroir. J’ai à nouveau chaud. Une goutte coule dans mon oreille, mais pas aussi chaude que celle de la sueur. Une goutte qui n’a pas pris racine dans mes cheveux. Une goutte humide qui tombe froidement du coin de mon œil.

Tant pis.

Demain.

Demain, j’irai.

R.V.