Ecrivain, Dominique Vautier est passionnée de carnets. Elle nous parle ici du va et vient qui s’opère entre les carnets et sa pratique d’écriture. Elle anime aussi des ateliers.
Dominique Vautier
Celui-ci est couleur mandarine. Le précédent était noir. Celui d’avant arborait des motifs moirés. Ainsi vont les carnets. 10 cm sur 15, pour entrer dans le sac. Serrés par un élastique. Indispensable, l’élastique. Permet de coincer le crayon à l’intérieur. Et puis, pas question qu’ils s’ouvrent à tous les vents, sous tous les yeux. Et quand ils s’ouvrent…
Jamais rien d’écrit sur la première page, celle de tous les possibles. Laisser un blanc initial, sans rien pour l’instant.Tourner la première feuille…
Alors sautent au visage les lignes régulières, qui se suivent lentement d’une page sur l’autre, et entre elles cet espace clair qui attend… Doute, peur diffuse : et si le carnet ne se remplissait pas ? Mais voilà : à un moment choisi d’eux seuls, pour une raison que j’ignore, venus d’ailleurs, échappés du réel, partis de moi, descendus depuis le regard jusqu’à la main, selon un étrange chemin intérieur, un mot, un autre, encore un autre… Voix, émotions, sensations, échos, bruits, vertiges, vibrations captés à la volée se posent, ailes battantes, sur les fils tendus des lignes. Jeter une idée, une couleur, un souffle. Vite – l’image va s’enfuir, le temps passer, la mémoire refermer ses eaux, la sensation s’évanouir… A portée de main, dans le sac, hop, ouvert en deux secondes, le crayon est là, les mots jaillissent déjà. Carnet des feux follets pour que rien ne s’échappe ne se perde ne se dilue ne s’oublie ne disparaisse… La conversation au téléphone du garçon dans le RER – première rupture ? La pluie sur la chaussée ce soir-là, blanche et drue. Les souliers vernis de la petite, l’éraflure discrète sur le cuir, son regard. Et celui-là qui dort, le visage abandonné. Les voilà, les oiseaux de mes carnets. Des éclats de vie bribes d’histoires à venir.
Feuilletant mon dernier carnet je vois aussi des dates, des titres de livres à lire, des post-it froissés qui dépassent, un morceau agrafé du poème Zone d’Apollinaire, des propos d’A. T. sur l’écriture saisis en vitesse (sa voix à mon oreille quand je les relis !), des mots de Cendrars recopiés au musée d’Orsay, une phrase de L’Antarctique.
Et à travers tout ça, dans cette forêt bruissante de lumières et de trous d’ombre, quelqu’un qui s’avance. Il sera peut-être dans le livre, plus tard, je ne le sais pas encore, lui non plus, il est en train de naître. D’autres personnages aussi. Sur les fils des oiseaux se posent, d’autres s’envolent.
Sur les lignes le monde se rassemble, l’éphémère s’inscrit. Se barre se flèche se renvoie se réécrit. A l’intérieur du carnet, quelque chose se fabrique à part moi et au-dedans de moi, une petite cuisine mystérieuse, suave ou âpre, parfois amère, parfois miraculeuse.
Au milieu du bruit de la rue, du brouhaha d’un café, dans le vacarme du métro, mon carnet est un îlot de silence où j’entends le grattement de la mine du crayon – et c’est une joie sauvage, parfaite, indicible.
Celui-ci, couleur mandarine… encore rien dedans. Rien ! Et si, cette fois-ci… Peur. Doute. Non. Impensable. Quelque part des oiseaux encore invisibles ouvrent les ailes, je le sais.
Dominique Vautier