Jusqu’au 25 avril, Françoise Khoury vous propose d’écrire à partir du dernier livre Bernard Schefer, La photo au-dessus du lit (P.O.L., 2014). Vous pouvez nous envoyer vos textes à atelierouvert@inventoire.com. Une sélection sera publiée deux semaines plus tard. Découvrez l’appel à textes ici.
La photo au-dessus du lit
Extrait
«Ta mère pose sa main sur ton cou. Tu te souviens du couloir qui mène à la chambre. Depuis tous les couloirs se ressemblent. Pareils à celui-ci. Une ampoule nue au plafond. Vous avancez, lui devant. Ta mère te pousse dans le dos. En éclaireur. Tu penses aujourd’hui à ces jeunes gens qu’on envoyait au casse-pipe. À ce couloir pourquoi pas comme à une tranchée. Murs salis par le tabac et le chauffage. Odeur de poussière et de renfermé. Ce n’est pas immense. Trois mètres pas plus. Bien après tu apprendras que ce mouvement de caméra s’appelle un travelling compensé, en anglais dolly-zoom ou Hitchcock-zoom ou Vertigo-effect, et ce mouvement on le connaît bien, il s’agit de reculer la caméra en zoomant ou inversement de l’avancer en dézoomant, bref combiner deux mouvements contradictoires, l’un physique l’autre optique. L’œil d’un côté le corps de l’autre. Voilà pour la technique. On tombe dans l’espace, on chute à l’horizontale. Vertige oui, le corps absorbé par une vitesse inconnue inouïe, immobile. C’est ce qu’il y a de plus troublant la vitesse immobile. La distorsion de tout autour de soi. Le temps ramassé en boule. Un couloir de bowling pourquoi pas. Le temps pelotonné dans les replis de l’espace. L’espace qui s’ouvre comme un fruit, déplié, tranché. Donc tu avances ou plutôt on te pousse sur ces trois mètres-là.»
Suggestion
Le texte de soixante-huit pages de Bernard Schefer, La photo au-dessus du lit (P.O.L., 2014), se lit d’une traite, comme un polar. L’écriture est resserrée, concise, pas d’intrigue emberlificotée, c’est une histoire simple qui nous est contée, d’une image aperçue, d’une vision, d’une photo marquante du temps de l’enfance, dont les implications se propagent comme autant d’ondes pendant des années. L’image est maintenue en état flottant dans les strates du passé, de la mémoire, des neurones, du langage. Elle reste là, dans la rétine, difficile à évacuer. Elle tient captif car, comme l’exergue de Wittgenstein l’affirme, elle se trouve dans notre langage qui semble nous la répéter inexorablement.
Pensez à un lieu chargé, d’intensité, d’une émotion à fleur de peau, qui peut être l’inquiétude, l’excitation, l’euphorie. Dans ce lieu, vous observez un personnage ou bien vous-même avec le Vertigo-effect, tel que le décrit l’auteur : un personnage au corps détaché du regard, comme dans un évanouissement. Utilisez la deuxième personne du singulier pour vous adresser à ce personnage qui se meut dans cet endroit (même s’il s’agit de vous-même). Racontez, en un feuillet, et envoyez le nous.
Lecture
La photo au-dessus du lit est le troisième roman de Bernard Schefer, né en 1972, qui a par ailleurs traduit quelques ouvrages. C’est un livre écrit comme une délivrance. Il s’agit de se débarrasser d’une vision comme on le ferait d’un cadavre dans le placard. De se délester d’un poids. De pouvoir nommer le contexte, l’origine, puis remonter le fil du temps, le recoudre, après avoir attendu trente ans pour s’y autoriser. L’emploi de la deuxième personne du singulier participe de la mise à distance de l’image, de l’effort entrepris pour la faire disparaître dans les limbes ou dans les oubliettes, n’importe où mais afin qu’elle ne revienne plus hanter le ici et maintenant et cède la place à un peu de douceur et de compréhension. Pour cela écrire, comme l’archéologue creuse et gratte, comme le paléontologue souffle sur les cendres « comme s’il s’agissait de voir apparaître le squelette ». Écrire est le seul moyen de l’effacer. La chambre de l’enfant évoquée au début du texte est empreinte d’une violence annonciatrice, murs attaqués à coups de couteau, « labourés jusqu’au sang ». Quelque signe se trouve-t-il déjà là, avant même que l’image apparaisse ? C’est une chambre sans intimité, un lieu de passage, sans cesse envahi, que les autres membres de la famille traversent pour atteindre la salle de bains. Puis c’est l’enfant qui se retrouve en position de voyeur et pénètre une intimité sans le vouloir. Et c’est l’effroi de percevoir d’un seul coup la folie, le désir et la mort. Pour un témoin de huit ans qui n’a rien demandé.
FK