« La foire aux logis », Virginie Dauvergne

La foire aux logis

 

« Maman ! Dépêche-toi, ça commence.

-Je viens ma lumineuse, j’apporte les zakouskis. »

Scotchées devant l’écran, elles entonnent en chœur le générique de leur émission favorite : La foire aux logis. Avec bien plus de force et d’espoir ce soir, Blandine, du haut de ses quatorze ans, a pris l’initiative de les inscrire. Être participantes change l’implication. C’est palpable, l’air s’est raréfié dans la loge de concierge de la rue Vavin.

Oliver, animateur nickel et mignon, attise l’audience :

« Bienvenue à La foire aux logis, la seule émission d’échange de toits.  Je vous rappelle qu’en remettant vos nids au hasard, vous vivrez six mois dans la maison de l’autre. Le nouvel occupant relève le défi d’améliorer la maison prêtée. Et que gagnez-vous à la fin ?

– Le logis de l’autre ! clame le public.

– Les règles sont simples, embellir le logis et accepter d’être filmé. Comme toujours, notre huissier de justice Maitre Tougnasse, authentifie l’échange. Le seul jeu qui peut faire basculer votre vie en un instant, c’est maintenant grâce à la roue des logis. Ce soir, deux cents vingt-deux mille inscrits, espèrent trouver un …

– Toit de rêve ! hurle l’assistance.

– Quel public caliente ce soir !»

La roue ralentit, deux boules émergent.

« Le numéro vingt-quatre correspond à Christian Huot de Gresnière, on l’applaudit. Le second numéro désigne Paulette Blaniac et sa fille Blandine. Cher public, ce soir l’échange réserve bien des contrastes. Madame Blaniac a mis en jeu sa loge de concierge du typique quartier Montparnasse. Christian de Gresnière a challengé son château du dix-septième siècle, situé en Normandie, près de Lisieux. Nos caméras s’approchent du châtelain. Christian, pourquoi avoir mis en jeu votre château ?

– Appelez-moi Monsieur le Comte, comme tout le monde, je vous prie. Je suis abasourdi. C’est ma fille qui a eu cette idée grotesque et particulièrement indécente. Le château est dans la famille depuis toujours.

– Laissez moi le décrire, selon les indications fournies par Maitre Tougnasse. Entre les deux tourelles gothiques se situent un salon à la cheminée monumentale, une salle de billard, une salle de projection, un jardin d’hiver et un sauna. Les quatorze chambres sont décorées selon un pays différent, un souvenir de votre passé de commandant de bord ?

– Exactement, sans oublier une piscine, des écuries et le parc.

– Allons en direct à Montparnasse, c’est la folie douce, la joie explose chez les Blaniac.

– Nous proposons notre coquette loge, petite mais douillette. En l’absence de chambre, nous déroulons chaque soir deux matelas sous l’escalier principal. Un logement spartiate mais très chaleureux, pour vous Christian, pendant six mois.

– Appelez-moi Monsieur le Comte, je vous prie.  »

A l’arrière d’un taxi, mère et fille piaffent et se projettent en châtelaines. Blandine songe à l’arrivée à Manderley. Le chauffeur les glace.

« Si je connais le Comte ? Un drôle de type, un bougon qui ne sort jamais de sa piaule.

– Quand on a une piaule comme ça, pas étonnant.

– Les gosses l’appellent le Comte de Grenouillère, rapport à la piscine…

– Ne t’inquiète pas ma pétillante, c’est des jaloux, des révolutionnaires sur le tard. »

La réalité les rattrape une fois la grille piquée de rouille passée. Le parc n’est qu’un enchevêtrement de ronces et d’orties. Blandine court vers la piscine. A la vision de ces strates de feuilles mortes et d’eaux stagnantes d’où raisonnent des coassements de batraciens, elle fond en larme dans les bras de sa mère.

« Ma merveille, ne pleure pas. Nous avons nos bras, notre volonté et notre bon goût pour transformer ces pierres abandonnées en un logis accueillant et propre. J’ai repéré un Bricorama en chemin. »

L’amour fusionnel qui les relie peut surmonter toutes les taches, même les écuries d’Augias.

En entrant dans la bâtisse glaciale, Paulette découvre que Christian n’habite que le salon, la pièce à vivre, la seule grâce à sa cheminée. Les autres parties, condamnées faute de chauffage, périclitent. Quant aux chambres, un épais lit de mouches mortes recouvre le sol. La décoration par pays visité est pitoyable. La chambre japonaise n’est reconnaissable qu’à son drapeau nippon en synthétique punaisé sur un mur et ses trois poupées habillées en geisha.

« Maman, comme c’est triste, le Comte a menti.

– Sa fille m’a appelée, c’est elle qui a orchestré l’inscription. Son père souffre d’agoraphobie. Il ne sort plus du château, même pour aller à la boite aux lettres.

– C’est le seul moyen qu’elle a trouvé pour qu’il sorte de chez lui ? La loge me manque.

– Nous allons acheter deux matelas pour dormir côte à côte près de la cheminée.

– Comme à la maison, merci Mamounie. »

Rue Vavin, Christian rassuré par la petitesse de la loge, apprécie ce vrai cocon, si propre et bien au chaud. Il redoute tout contact avec les gens. Chaque jour, il distribue le courrier et des locataires viennent lui demander toutes sortes de services. Peu habitué aux échanges avec ses semblables, il y prend goût. Chaque jour, il note les petites victoires qu’il remporte sur l’agoraphobie. Il s’attache aux étudiants des chambres de bonnes. Il sort le lévrier afghan de Madame Ginsburg. Christian découvre la joie de rendre service et la gratitude qu’il récolte n’a pas de prix. Ce qu’il préfère : garder les enfants Trudeau et leur faire faire les devoirs. Christian guérit doucement, il rajeunit.

A l’issue des six mois, les travaux d’embellissement apportés au château portent leurs fruits. Les Blaniac gagnent le château. Bien qu’il reste tant à faire, elles se sont acclimatées aux lieux, aux voisins et à la légendaire douceur de vivre normande.

« Maman et moi, on est bien partout, si l’on est ensemble ! » a déclaré Blandine à la presse. Les larmes aux yeux, Paulette enlace sa fille, sa mousseuse, son champagne. Christian revit dans sa loge pimpante. Il demande à tous les habitants de l’appeler Chris.

V.D.