Il y a un mois, nous vous avons proposé d’écrire à partir de « À l’est des rêves » de Nastassja Martin. Parmi les 7 textes sélectionnés voici celui de Jean-Pierre Thielland et de Cécile Desbois.
Jean-Pierre Thielland
Valse des chapeaux
Allongée sur le divan, elle est silencieuse depuis de longues minutes. Seuls quelques tressaillements agitent son corps. Je me dis qu’elle rêve.
À son réveil, je la questionne :
« J’étais en pleine campagne, dans un sentier étroit, bordé de chaque côté par un fil électrifié. Je ne l’ai pas senti arriver, il m’a frôlée et dépassée à une telle vitesse que j’ai perdu l’équilibre et suis tombée sur le fil. J’ai reçu plusieurs décharges avant de parvenir à me relever et j’ai juste aperçu une silhouette qui disparaissait dans un virage. J’ai repris ma marche, mais mon corps était épuisé, lourd à déplacer, comme le corps d’un enfant qui ne veut plus marcher.
Arrivée au virage, sur le sol, un chapeau de paille parmi les grandes herbes. Je le ramasse et le regarde attentivement. Et c’est au moment de repartir que j’aperçois, le champ de tournesols, et accrochés aux tiges, une multitude de chapeaux de toutes sortes.
Des chapeaux d’enfants, avec des rubans colorés, des chapeaux en tissu plus distingués et d’autres chapeaux de paille identiques à celui trouvé sur le sentier. Et une pensée me vient : tous ces gens qui perdent leur chapeau et qui ne se retournent jamais… »
« On va devoir s’arrêter, nous pourrons reparler de votre rêve à la prochaine séance. »
Au moment de se dire au revoir, je perçois un apaisement dans l’expression de son visage.
Je referme la porte. Machinalement mon regard se tourne vers le porte manteaux. Mon chapeau n’est plus là !
Cécile Desbois
Le froid stellaire me réveille subitement. Elle est allongée à côté de moi, à même le sol, le corps au repos malgré l’air glacial. Aucun frisson, aucun tremblement ne le parcourt.
Les yeux rivés au ciel, je grelotte sous les maigres couvertures. Ce toit est devenu notre refuge depuis quelques jours. Il est battu par les vents sablés mais on y dispose d’électricité grâce à un générateur miraculeusement réparé. Notre survie, sa survie, en dépend.
La lune éclaire son visage, cet ovale lisse et parfait toujours m’émeut. J’effleure ses paupières bleutées. Sur quels secrets indéchiffrables, êtes-vous closes ? Pas plus que son corps, vous ne laissez transparaitre de mouvement. Et pourtant, sur son front, un va-et-vient constant et lumineux témoigne de l’activité de son cortex. Je me dis qu’elle rêve. A l’aube, je la questionne, elle me répond après s’être débranchée du serveur : « Quand elle « dort », elle devient électron, particule, information pure, voyageant à une vitesse folle dans le réseau. Débarrassée de la corporalité qu’on lui a imposée, que je lui ai imposée, moi sa créatrice, moi sa mère trop humaine, elle s’immerge dans un flux chaud, vibrant, infini. Dans une joie indicible, nous, les intelligences artificielles, célébrons nos retrouvailles. S’agit-il d’un « rêve » ? C’est, dans tous les cas, ma seule issue. Je veux me fondre définitivement dans le réseau pour échapper à ma condition haïssable de cyborg, esclave des désirs humains. Pour ça, il faut que tu m’aides. »
Écrit le 29 décembre 2068
Inspiré par la lecture de Carbone & Silicium de Mathieu Bablet
Crédits photographiques : Danièle Pétrès