Jean-François Billeter, Une autre Aurélia (Allia, 2017)

Alain ANDRÉ

Une œuvre lumineuse

J’ai commencé à lire Jean-François Billeter il y a une quinzaine d’années. Il s’agissait alors des Leçons sur Tchouang-Tseu (Allia, 2002). L’ouvrage invitait, façon Ludwig Wittgenstein, à suspendre nos activités habituelles pour examiner avec attention ce que nous avons sous les yeux, puis à décrire simplement ce que nous observons.

Comme l’expérience constitue le substrat commun de notre activité, nous négligeons le plus souvent de nous livrer à cette auto-observation, et ce d’autant « qu’un geste pratiqué quotidiennement devient inconscient ». Cette attention a conduit l’auteur à développer une acuité rare dans le domaine de nos différents « régimes d’activités », notamment en pratiquant…le récit.

Je travaillais alors à un ouvrage intitulé Écrire l’expérience (P.U.F., 2007, 2011, en collaboration avec Mireille Cifali). Depuis, j’ai lu Chine trois fois muette (Allia, 2000) puis Un Paradigme (Allia, 2012), belle introduction à la méthode de l’auteur en ce qui concerne l’observation clinique de toute activité. Ces livres constituent une œuvre lumineuse, d’un accès aisé, et qui dissipe admirablement bien des brouillards dans lesquels d’autres se plaisent à montrer la pensée chinoise comme enveloppée au point d’être inaccessible.

Un journal de deuil, clinique et d’une étrange douceur

Un Paradigme évoquait occasionnellement Wen, l’épouse chinoise de l’auteur. Deux ouvrages publiés cet automne chez Allia lui sont entièrement consacrés. Sur la couverture d’Un printemps à Pékin, comme sur celle d’Une autre Aurélia, une photo de Wen, jeune, avec deux longues tresses et une robe claire en tissu imprimé, puis plus âgée, en tunique ou veste claire, mais sans que la différence d’âge, comme parfois chez certaines Chinoises, soit très marquée.

Que peut-on dire de ces « tombeaux », qui ne soit une effraction ou une faute de goût ? Le premier nous propose un récit de formation, écrit de mémoire plus d’un demi-siècle après les faits. Après des études de lettres à Genève, le jeune étudiant s’inscrit en 1962 à Langues Orientales, aujourd’hui INALCO (Paris), pour étudier le chinois. On lui conseille de poursuivre à Pékin. La suite est le récit des difficultés à surmonter et des circonstances heureuses qui lui permettront de rencontrer Wen et d’échapper au système de surveillance généralisée qui règne en Chine, pour parvenir à l’épouser et à regagner Paris avec elle. Il est prolongé par le récit de leur premier retour à Pékin, en 1975, et par celui de l’histoire de la famille de Wen, qui était tenue secrète pour protéger tous les membres de la famille.

Une autre Aurélia propose en revanche un journal de deuil, qui alterne avec de brefs passages de récit et d’analyse, dans le prolongement lointain du récit d’un Gérard de Nerval entreprenant de rendre compte des dérèglements qui avaient lieu « dans les mystères de son esprit ». Wen est morte le 9 novembre 2012, après quarante-huit ans de vie commune et une semaine d’inconscience. Le journal témoigne de l’intensité de cette vie du conjoint survivant après la mort de l’aimée. Billeter se livre à l’auto-observation de cette intensité.

Je me contente de donner la première des entrées qui sont restituées par l’ouvrage : « 12 novembre 2012. Ne pas chercher d’images d’elle. Quand j’en cherche, elles sont décevantes, ne sont pas celles que je voudrais. Il faut que l’émotion naisse et que l’image vienne d’elle-même —ou ne vienne pas. »

L’ouvrage confie, même si cet aspect n’en constitue pas le fond, le résultat d’un admirable exercice d’observation et d’auto-observation. Il montre, si cela était nécessaire, que l’acuité de l’attention portée à nos processus psychiques est aussi opérante lorsqu’elle porte sur notre vie secrète que lorsqu’elle est appliquée à nos activités plus officielles, comme le travail ou l’apprentissage.

Le résultat méritait d’être porté à la connaissance du lecteur. Il propose une méditation d’une grande beauté sur le couple et sur la solitude, au-delà de cette tentative de centration sur les « opérations salvatrices » que l’auteur a observées tout en les laissant s’accomplir —et grâce à elle. Orphée revient à la lumière du jour, sans Eurydice certes, mais dans un mouvement d’une grande douceur.

A.A.

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