Laurence Soubrick s’est toujours passionnée pour l’écriture. Un jour elle a poussé la porte d’un atelier, et nous raconte ici avec humour sa « première séance » !
Je me souviens
Tellement peur d’arriver en retard que me voilà devant cette petite porte verte coincée entre deux marchands de sandwichs quarante minutes avant l’heure.
Je vais boire un troisième café ? Je marche un peu ? C’est bien là le 7 ? C’est la bonne rue ? Entre la rue Saint-Jacques, la rue du Faubourg Saint-Jacques, la rue des Fossés Saint-Jacques… Je ressors le papier pour la dixième fois. Non c’est bien rue Saint-Jacques.
Il est la demie, ça va. J’ai mon chéquier, j’ai mon bloc. Il est un peu petit mon bloc, bon tant pis, on verra bien, il y aura sûrement des feuilles blanches.
J’ai l’estomac un peu serré. Pourquoi je suis venue, j’sais pas écrire moi, pour quoi faire, j’vais pas écrire des bouquins, à quoi ça va m’servir tout ça ?
Une dame d’une cinquantaine d’année un papier à la main s’approche de la petite porte verte.
– C’est bien là Aleph-Écriture ?
– Oui, je crois.
– Vous venez aussi pour l’atelier ?
– Oui.
– On peut peut-être entrer, il doit y avoir déjà quelqu’un.
On regarde chacune notre papier. Elle compose le code d’accès, pousse la porte, je la suis.
Petit couloir en boyau, je la suis toujours, puis, une cour. Immeuble 17ème? C’est rigolo, ces petits escaliers. Une affiche sur la boîte à lettre indique L’ATELIER C’EST ICI et une flèche nous propose le premier étage gauche.
Elle à l’air plus hardie que moi, je la suis. On entre. Nous sommes les premières. Une pièce rectangulaire sur cour, une moquette rouge, des tables gris clair, pas très neuves, mises bout à bout, et, au fond de la pièce, tiens, il y a des poutres. J’aime bien les poutres,.
Tu te tiens debout. Tu as dû te lever en entendant nos pas dans l’escalier, tu nous regardes avec un franc sourire.
– Bonjour ! Vous venez pour le week-end de découverte?
Je te tends mon papier pour te montrer que oui. Je remarque tout de suite le collier en argent que tu portes, sûrement un collier berbère, une grosse coquille d’argent également enserre ton index. Ca me fait toujours bizarre les bagues à l’index… Tu dis : installez-vous, les autres vont arriver.
Je choisis la place la plus éloignée de toi. J’ai pas envie de m’asseoir près de toi, je me sens trop nerveuse. Sur la table, une énorme cafetière des sachets de thé, une bouilloire et des tasses désassorties, un paquet de feuilles blanches. Bon, ça va, je pourrai toujours écrire sur des feuilles. Mon bloc, il est ridicule, on prend pas en sténo ici. Tu t’assieds tranquillement les deux mains à plat sur la table.
Une étagère avec des dictionnaires, des affiches sur un panneau de liège que je ne lis pas, je suis stressée, je fouille dans mon sac alors que je ne cherche rien, je débouche le stylo que j’ai sorti, je le rebouche, je le pose devant moi, je te regarde sans te regarder. Tu dois avoir la cinquantaine. J’ai oublié ton nom, il était marqué sur la convocation mais je l’ai oublié.
Une autre femme arrive, tu te relèves, la salues et lui proposes de s’installer. Même sourire franc et tranquille. Elle me dérange pour aller s’asseoir tout près de toi.
Tu as une feuille posée devant toi avec une liste de noms, j’essaie de repérer si le mien y est, je compte les lignes. Dix lignes, dix noms, dix participants.
Deux nouvelles personnes entrent, elles ont l’air d’être ensemble. J’aimerais pas venir avec quelqu’un que je connais, ça m’empêcherait d’écrire, j’en suis sûre.
Il est moins cinq, des pas dans l’escalier, trois personnes arrivent encore, puis une autre et une autre.
Il est 14H30. Tu dis : on va commencer, la dernière personne ne va sûrement pas tarder. Tu nous souhaites à nouveau la bienvenue et poursuis : je m’appelle Laurence, je travaille à Aleph depuis une dizaine d’année, j’anime un atelier régulier et les activités de découverte. Tu te lèves et tu marques ton nom sur le paper board.
– Je vais expliquer rapidement le fonctionnement d »un atelier d’écriture pour celles qui ne le sauraient pas.
Tu nous rappelles comment cela fonctionne, on t’écoute religieusement. Et tu poursuis :
on va commencer par écrire… tu ris… des chèques… tu ris encore… on rit avec toi. Comme cela, on n’en parlera plus. On sort toutes notre chéquier et l’on s’exécute. Tu récupères les chèques et les glisses dans une pochette plastique.
– Bon, si vous le voulez bien chacune – tiens, c’est bizarre, il n’y a pas d’hommes, les hommes ils doivent écrire tout seuls chez eux – va se présenter et chacune d’entre vous nous dira si elle a déjà suivi un atelier et ce qu’elle en attend. Qui veut commencer? Je m’enfonce dans ma chaise, pas moi, pas moi.
Ce que j’en attends, j’en sais rien de ce que j’en attends moi, je suis venue voir, c’est tout, je suis angoissée tout d’un coup, j’ai horreur de parler devant tout le monde, qu’est-ce que vais bien pouvoir dire…?
Elle ajoute : si vous préférez on peut commencer par vous, si vous le voulez bien et l’on continuera dans l’ordre.
La jeune femme que l’animatrice a désignée respire profondément, prend son stylo sur la table, le tournicote deux ou trois fois…
– Bonjour, je m’appelle Nadine… Bonjour, je m’appelle Michèle… Bonjour je m’appelle Corinne… Voilà pourquoi je suis venue…
Tu notes les prénoms au fur et à mesure, c’est rigolo tu notes les noms en rond sur une feuille plus quelques mots. Elle est vraiment belle ta bague en argent !
Mon tour arrive, forcément, tout le monde est passé.
– Bonjour. Je m’appelle Laurence aussi. Je suis venue ici pour savoir si j’aime écrire.
C’est vraiment nul de dire ça, trop tard c’est fait. Tu m’écoutes et tu as l’air intéressée par ce que je dis, tu es bien élevée. Je sens dans ton regard quelque chose de rassurant, d’enveloppant.
– C’est une bonne question, l’écriture réserve souvent bien des surprises.
Et tu poursuis :
– Ici, on écrit pour le plaisir, on n’est pas à l’école, on ne corrige pas les fautes d’orthographe, on ne met pas de notes, c’est seulement le goût de la littérature et le plaisir ou l’envie d’écrire qui nous réunit autour de cette table, mais nous en reparlerons si vous le voulez bien.
Tu jettes un oeil sur la montre que tu as posée sur la table devant toi.
– Nous allons commencer par un temps d’écriture très court, une dizaine de minutes. Je vais vous lire un extrait d’un livre de Georges Perec.
Tu prends un paquet de photocopies et tu demandes à la personne à ta gauche si elle veut bien faire circuler les textes puis tu ouvres un livre et tu dis : il s’agit de… J’oublie d’écouter le titre, heureusement, tu te lèves et inscris sur le tableau le titre du livre et le nom de l’auteur.
Qui c’est Georges Perec ? Jamais entendu parler de ce Georges Perec…
Tu restes debout, nous regardes toutes rapidement, sûrement pour t’assurer que nous sommes disponibles pour t’écouter. Je te trouve sympathique et surtout présente, mais pas une présence envahissante, insistante, non, une présence chaleureuse mais posée, calme.
Tu commences à lire. Ton visage se met à sourire, on sent que tu aimes les livres, on dirait que tu te fais plaisir en lisant.
Bon, écoute, sinon tu vas faire n’importe quoi.
Quand tu lis, on dirait que tu nous racontes une histoire, on dirait que tu nous parles, que c’est toi qui a écrit le livre, je me laisse prendre par ta voix, j’ai l’impression de rentrer avec toi dans le texte, j’ai envie que tu continues à lire encore longtemps, j’ai pas envie d’écrire, je n’ai rien à dire, juste t’écouter lire encore.
Tu poses le livre : on va travailler sur l’incipit. Tu le lèves et écris INCIPIT sur le tableau – ta bague est vraiment belle – et tu nous expliques ce que c’est que l’incipit.
– À la manière de Georges Perec donc, je vous propose d’écrire une série de phrases qui commenceront toutes par Je me souviens. Ne réfléchissez pas trop, écrivez ce qui vient, c’est un premier jet et vous verrez, j’en suis certaine, vous aurez toutes une liste de Je me souviens et si l’une d’entre vous n’y arrive pas, qu’elle vienne me voir et nous en parlerons.
Je me souviens de tellement de choses et de rien en même temps, par quoi commencer ?
– Pas de questions ? Ton regard fait le tour de la table, et répète gentiment à l’attention de chacune : pas de questions ?
Bon, vous avez quinze minutes pour écrire, si certaines d’entre vous préfèrent s’isoler, elles peuvent aller dans l’autre bureau. Pour fumer c’est sur le petit pallier, il y a un cendrier, je vous propose un café, il y aussi du thé…
Oui fumer, je vais fumer, ça va me détendre, qu’est-ce que je vais bien pouvoir écrire…? Je me souviens, je me souviens, tiens ma première cigarette, oui je m’en souviens, je vais écrire sur ma première cigarette, c’était en colo, je m’en souviens bien de celle là, ce jour-là…
Quand je reviens dans la pièce, tu lèves les yeux sur moi comme pour me dire : ça va aller, pas de souci, tu vas y arriver. Tu es là assise, toujours tranquille, silencieuse, tu ne lis pas, tu n’écris pas, je sens ta présence bienveillante, encourageante, pourtant du ne dis rien…
Du bruit dans l’escalier, un grand escogriffe bien plus jeune que nous toutes fait irruption dans la salle. Il est désolé, il s’est trompé d’adresse… Tu te lèves et dis : continuez, il vous reste encore quelques minutes. Et au grand escogriffe : venez, on va s’isoler, je vais vous donner la proposition.
Oui, ma première cigarette, et après j’écrirai sur la dernière que je viens de fumer.
Tu reviens dans la grande salle et nous présentes le grand escogriffe qui a eu un problème de métro nous dis-tu. Puis tu nous remercies de bien vouloir lui faire une petite place.
Il s’assied, extirpe un cahier défraîchi de son sac en bandoulière, un stylo mâchouillé, sourit à la cantonnade – il a l’air un peu dans les nuages mais sympa.
Un peu plus tard, tu demandes : tout le monde a terminé ?
On fait tous des petites grimaces, normal, on sait ce qui nous attend, on va devoir lire devant tout le monde. J’ai la gorge serrée, je voudrais partir, mais qu’est-ce que je suis venue faire ici, je ne veux pas lire ce que j’ai écrit, ça n’intéresse personne ce que j’ai écrit, vraiment aucun intérêt…Tu souris gentiment
– Qui veut commencer ?
Silence. On entendrait une mouche voler. On se regarde. Personne ne bronche. Personne ne se propose.
Tu dis : bon, nous allons commencer par la droite, Brigitte, tu veux bien nous lire ce que tu as écris ?
Elle se souvient de son prénom. Ça me bluffe…. et Brigitte commence à lire : je me souviens…
– Merci Brigitte.
Tu te tais un instant, puis tu dis : tu vois ce qui est intéressant dans ta liste, Brigitte, c’est que tous tes je me souviens appartiennent au même univers. Si tu en es d’accord, je te proposerai de développer chaque je me souviens, ce qui constituerait un ensemble de fragments poétiques. Le fragment est un procédé d’écriture. Le fragment se suffit à lui-même. Tu peux aussi isoler chaque fragment et tu constateras qu’à lui seul il raconte une histoire ou un univers.
Brigitte a l’air ravie de ton retour. Elle répond qu’elle va le faire, oui, que ça lui plaît de faire cela, qu’elle le fera ce soir chez elle. L’atmosphère se détend, le grand escogriffe lève le doigt, il veut bien lire.
Je me souviens…
Tout le monde a lu sauf moi, il faut que j’y passe, je trouve que les Je me souviens des autres sont bien meilleurs que les miens, mais bon, pas le choix, il faut que je lise…
Je me souviens…
– Merci Laurence, je vois que le tabac t’a inspiré, il y a beaucoup de sensations olfactives, tactiles, on entend ton plaisir. Puisque tu a écris sur ta première et ta dernière cigarette de la journée, tu pourrais peut-être écrire sur celle qui te donne le plus de plaisir et sur celle de trop, qu’en penses-tu ?
Le groupe se manifeste : oui ça serait bien…
Je me sens soulagée et fatiguée en même temps. Tu me regardes, me souris. J’ai envie de te dire merci. Merci d’avoir trouvé quelque chose de positif à dire sur ces quelques lignes que je trouvais sans intérêt. Tu m’as donné envie de continuer. Merci.
Laurence Soubrick