Céline Boksebeld
La boursouflure sur ton épaule te tiraillait discrètement lorsque tu as franchi l’orée de la forêt. Tu l’as vite occultée. La vue dégagée du promontoire sur la ville t’a coupé le souffle. En contrebas, les brumes dansaient au-dessus de la cité endormie mêlant leurs effluves frais aux souffles chauds des citadins assoupis.
Tout était conforme à tes calculs. Tu arrivais à l’aube comme tu l’escomptais. Tu avais prévu sept heures de marche dans la forêt. Une nuit. Une nuit depuis ton point de départ. Une nuit pour passer d’une ville à l’autre. Une nuit de pas serrés et rapides. Une nuit pour disparaitre.
Tu as fixé la ville. Ton hôtel était un de ces points lumineux en dessous.
Tu avais peu de temps. Tu t’es pourtant assise. C’est là que tu as rencontré cette femme.
Lorsque tu l’as vue, tu as réajusté ta perruque brune essayant de camoufler quelques boucles blondes rebelles qui s’en étaient échappées lors de cette dernière ascension. Cette perruque que tu avais choisie en cachette, mais avec soin.
Une femme souriante. Ce que tu as remarqué en premier ce sont ses yeux pétillants. Tu y as lu quelque chose d’indicible. Une force peut-être.
Elle s’est approchée. T’a souri et a dit :
-Moi aussi, c’est à l’aube que je préfère cet endroit. Je m’appelle Valérie.
Tu t’es gardée de te présenter et t’expliquer que tu n’étais pas là pour la magie des lieux. Elle s’est assise. Vous avez regardé ensemble les lumières de la ville. Sans un mot.
Lorsqu’elle s’est levée pour partir, elle t’a glissé :
– Une fuite peut être un acte de bravoure.
Tu t’es figée. Comment pouvait-elle savoir ? Elle a disparu.
Tu m’as appelé avec le téléphone jetable prépayé que tu t’étais procurée pendant tes préparatifs. Je connais bien ce matériel, intraçable.
Tu m’as dit :
– Valérie. Mon prénom sera Valérie.
Choix judicieux. Un prénom assez répandu pour se fondre dans la masse. Disparaitre dans l’anonymat de toutes les Valérie du monde.
Tu as rejoint ton hôtel réservé sous un nom d’emprunt, payé en espèces. En cas d’interrogatoire, tu y seras décrite comme une jeune femme brune au teint clair.
Tu savais que chez toi, le réveil venait de sonner. Tu l’imaginais, lui, tapoter ta place sur le matelas. S’apercevoir que tu n’es pas là. Se redresser à demi puis se rappeler que tu es déjà partie travailler. C’est ce que tu lui avais dit le soir avant de glisser le Tranxène dans son verre. Que tu partirais travailler très tôt. Tu l’imaginais se rallonger quelques minutes. Se faire couler un café. Une douche. S’habiller de la torpeur du quotidien.
Ce n’est que le soir qu’il réalisera. Il pensera d’abord que tu as du retard. Il attendra. Pestera. Il a horreur de t’attendre. Tu dois être là. Te promettra un accueil dont tu te rappelleras. Il mettra plusieurs heures à comprendre. Comprendre que cette fois il ne pourra plus t’atteindre. Ni de son mépris. Ni de son poing.
Il te cherchera. Il se rendra dans les gares et les aéroports. Il prendra un air respectable pour demander aux gens s’ils ne t’ont pas croisée. Il inventera des troubles psychiatriques qui te poussent à te sauver. À te perdre. À te mettre en danger.
Personne ne t’a vue. Tu n’as fait que marcher. Tu as marché la nuit. Tu marcheras toutes les nuits. Aux heures où l’on croise les marginaux, les désespérés et les chimères. Tu marcheras dans le silence des oubliés.
Il appellera la police. Elle te cherchera mais tu as disparu. Tu t’es volatilisée à l’endroit où la forêt rejoint la ville dans une rencontre contre-nature.
Elle enquêtera. Sur toi. Sur lui. Sur vous.
Il y aura des témoins pour parler de ce vous. Des amis. Des collègues. Certains raconteront. Les hématomes d’abord, cachés par la mousseline d’un foulard ajusté. Les manches longues au plus chaud de l’été camouflant sans conviction des traces violacées sur ta peau diaphane.
Ils parleront. Ils diront tout. La terreur dans tes yeux lorsque sa voix montait. Les cris. L’emprise. L’isolement.
Je t’ai rencontrée à l’issue de ta cinquième nuit de marche. Dans un recoin discret de ton hôtel du jour. Nous n’avions communiqué que par d’obscurs intermédiaires. Il y en a tant dans mes activités. Je t’ai remis ta nouvelle carte d’identité. Tu l’as caressée avec la pulpe de tes doigts. Tu t’es étonnée qu’elle ait l’air si vrai. J’ai plaisanté.
-Je suis faussaire vous savez, c’est un vrai métier.
Nous avons partagé un café. Tu m’as raconté. Méfiante, tu pesais chaque mot. Tu as refusé de me dire où tu allais. Tu regardais autour de toi. Tu as posé la tête sur le dossier trop dur. Une mèche blonde s’échappait de ta coiffe brune et menaçait de te trahir. Je l’ai remise délicatement. Tu as sursauté.
Ce jour-là, tu es devenue Valérie.
D’habitude, je me fous de mes clients. Trafiquants patentés ou escrocs sans scrupule. Tous ont besoin de nouveaux papiers. Ils paient. Je fais. Ils s’en vont. J’oublie.
Le soir, tu es repartie. Je n’ai pas su trouver les mots pour te souhaiter bonne route.
La nuit, parfois, en songe, j’emboîte mes pas dans les tiens, Valérie.