Les écrivains utilisent aujourd’hui abondamment la photo. Les photographes et les plasticiens, inversement, mêlent textes et photographie. À l’occasion de l’atelier « Ecriture et photographie » que Françoise Khoury va animer du 4 novembre 2024 au 10 mars 2024, L’Inventoire lui a demandé de nous parler de sa vision du rapport qu’entretiennent texte et image.
Inventoire: Vous allez bientôt animer l’atelier que vous avez créé, « Ecriture et photographie« . Comment structure-t-on un atelier sur la photographie et le texte, par e-mail ?
Françoise Khoury: De la même façon qu’un atelier d’écriture. Dans le stage « écriture et photographie » je propose une consigne à la fois textuelle et de prise de vues en m’appuyant sur un exemple et les participants vont photographier et écrire puis envoyer un fichier PDF par mail comprenant leur texte et leur photographie.
Utilisez-vous le travail d’artistes contemporains qui se sont frottés à cette question (par exemple Denis Roche ou Michel Butor, ou encore Duane Michals), ou les participants travaillent-ils à partir de leurs propres photos ?
Oui bien sûr je m’inspire de ces auteurs pour imaginer des déclencheurs d’écriture et de prises de vues, c’est la médiation de l’atelier, mais les participants vont construire leur propre projet, ou explorer des pistes, à partir de leurs propres photos et de leurs écrits. Ces photos sont faites durant l’atelier mais puisque la fiction s’en mêle rien ne dit que certains participants ne soumettent des photos déjà en leur possession en les présentant comme toutes « fraîches », je ne vais pas vérifier ! Comme dans tout atelier d’écriture la consigne est là pour déclencher le texte mais chacun est libre de s’emparer de la consigne à sa guise. Et tant mieux d’ailleurs, ça veut dire qu’ils ont déjà une petite idée de la direction à prendre.
Privilégiez-vous les artistes qui structurent leur travail comme une fiction littéraire, j’entends par là, comme un roman (je pense à Sophie Calle, par exemple, pour laquelle les mots sont prédominants sur l’image, puisque celles-ci n’existeraient pas sans l’explication littéraire des photos) ?
J’ai imaginé un atelier qui suit une progression par rapport à la posture. J’aime beaucoup ce mot de posture car il se rapporte au point de vue. Selon que l’on se poste à tel ou tel endroit on aura une image différente. Et de même lorsqu’on écrit, la question du point de vue surgit. On ne voit pas la même chose à partir de tous les angles. Cette posture donc prend comme point de départ ce qu’on appelle l’image constat, c’est à dire la prise de vues sans trop y penser, on constate ce que représente l’image. Puis l’atelier va se diriger vers l’image performée, c’est à dire l’image construite à partir d’un protocole ou d’une idée première. Cette dernière posture a été justement induite par des photographes ou des artistes contemporains comme Sophie Calle ou Christian Boltanski. Le texte est là pour troubler les spectateurs, remettre en question la véracité de la représentation, comme de dire : vous croyez que ce que vous voyez est vrai, eh bien non. C’est une fiction.
Parmi les photographes-écrivain, il y a bien sur Hervé Guibert. Est-ce que vous envisagez la photographie comme un « journal visuel », est-ce un des aspects que vous appréciez dans le rapport texte/image que vous reconnaissez comme lui [1]: « J’ai vu. J’ai aimé. J’ai vécu” ? En sera-t-il question dans votre stage ?
J’aime beaucoup ce livre que vous évoquez et je me suis appuyée sur certains passages pour suggérer une piste d’écriture. Le passage que vous citez est intéressant, au fond il dit que le surgissement de notre émotion, en tout cas celle de Guibert, passe par cette boite d’enregistrement. D’ailleurs j’ai récemment lu les résultats d’une enquête menée par des chercheurs, psychologues, qui avancent l’idée que la prise de vues intensifie l’expérience vécue.
Le journal visuel est un choix que les participants font ou pas, tout dépend du propos, c’est cela qui détermine la forme.
Le journal visuel se situe plus du côté de l’autobiographie ou du journal de voyage, de la chronique. Pour en revenir à la phrase de Guibert, elle me rappelle un photographe qui associe le déclic au fait d’être simplement témoin d’un « clignotement du monde ».
N’y a-t-il pas une difficulté particulière à animer un atelier par e-mail autour de la photo, art de l’instantané ?
Est-ce si instantané que cela ? Dans toute prise de vue il y a une intention aussi fugitive et inconsciente soit-elle. Tous les photographes, même les plus instinctifs, construisent leurs images.
L’essayiste Laurent Jenny avance l’idée que l’instant est une conscience du temps suite à un acte intentionnel. Et puis, Il y a bien un temps de l’observation après coup. C’est ce temps de l’observation qui est visible dans l’atelier. Sans compter le temps de l’écriture dont la durée diffère et qui installe un nouveau statut à l’image.
Au fond, la réflexion qui émerge tourne autour de la question : mais qu’est ce que la photo a bien pu faire à mon texte ?
D’où est venue, chez vous, cette passion pour le rapport entre le texte et l’image ? Comment ça a commencé ?
Au départ c’est une frustration liée à la linéarité du texte. J’écrivais des nouvelles et je cherchais une forme narrative plus « hybride ». Comme je pratiquais la photographie et qu’à l’époque je la considérais plus proche du réel (ce qui est une illusion), j’ai eu envie d’intégrer dans mes textes ces petits bouts prélevés du flux visuel. C’est ainsi que j’arrivais à briser la chronologie.
Il y a bien sûr aussi la découverte d’auteurs qui pratiquaient ce décloisonnement et dont la sensibilité m’était proche.
Qu’essayez-vous de développer dans votre propre travail où vous articulez texte et image ?
Voir autrement, sentir, comprendre autrement. J’aime l’idée de montage, de rassembler des fragments de textes et d’images pour aboutir à une autre image. Et soudain on voit quelque chose qu’on n’avait pas vu. Chaque époque cherche de nouvelles formes narratives et il me semble que l’image est incontournable dans la notre. Même si depuis toujours il s’agit juste de raconter des histoires. Comment et sous quelle forme, c’est la question que chaque époque se pose. Claude Simon, qui pratiquait aussi la photographie, disait que notre époque se représente la réalité de manière fragmentée, proche de la photo, et que donc cela remet en question une narration « cohérente » mais qui correspond à notre identité plus labile.
Quelle dynamique de groupe ? et les participants se lisent-ils entre eux ?
Oui bien sûr, les participants sont très actifs même si le groupe évolue dans un environnement virtuel. J’encourage les retours des uns et des autres. Tout comme dans un atelier « en chair et en os ».
Travaillez-vous sur un projet personnel en ce moment ? Pouvez-vous nous en parler ou est-ce encore en recherche ?
Oui je travaille en ce moment sur un photo-texte dont l’objet est de mêler histoire personnelle et histoire collective. La partie visuelle est une fabrication de documents, à partir de quelques photographies en ma possession, en les fragmentant. Un montage qui permet, à moi d’abord et j’espère à des futurs lecteurs d’appréhender une réalité historique sous un autre angle, comme de disposer d’un prisme différent sur un événement spécifique. Une posture d’archéologue, fouiller la terre, en retirer des morceaux, les recoller « en désordre », et imaginer les blancs par l’écriture. Garder vivante l’archive par le biais de l’imagination.
Le fait de trouver un éditeur pour ce type de livre, est un autre enjeu d’ailleurs. Pensez-vous que rien ne remplacera jamais la beauté du papier ? La sensualité qu’on entretient avec un livre physique, est bien ancrée dans le temps et l’espace.
Effectivement, du côté des éditeurs, ce n’est pas un « genre » qui attire, sans doute parce qu’il a une identité indéfinissable, quelque chose d’inclassable. Je me souviens d’un éditeur disant que ce type de livres décontenançait les libraires. Les éditeurs qui publient ces ouvrages se comptent d’ailleurs sur les doigts de la main même si on assiste à un plus grand engouement pour cette forme ; ça reste, et c’est comme ça depuis toujours, une petite niche éditoriale pour un nombre limité de lecteurs passionnés.
Pensez-vous que le numérique (la publication sur internet) pourrait faire bouger la cause du livre de photos et de textes ?
Le numérique a déjà modifié nos pratiques photographiques. Du temps de l’argentique il y avait une attente riche d’imagination entre la prise de vues et le développement. Sans compter la matérialité et la sensualité du tirage. C’est ce qu’on a perdu. Mais chaque nouvelle technologie entraîne forcément de nouveaux usages et l’imagination suit, se réinvente. La photo numérique, et surtout celle prise avec les smartphones, est destinée à être envoyée immédiatement sur les réseaux sociaux et non pas à être tirée sur papier. On est dans un monde de flux continu. Le temps d’imagination semble s’être rétréci mais peut-être est-il juste en train d’éclore ailleurs ou autrement. Il me semble que les jeunes générations sont plus portées sur Instagram que sur un livre papier. C’est pourquoi je crois que le texte apporte à l’image un temps d’arrêt. Personnellement je suis toujours plus curieuse d’un livre photo qui comporte du texte. La photo seule m’apparaît toute nue.
Propos recueillis par Danièle Pétrès
Françoise KHOURY. Journaliste, documentaliste, productrice dans l’audiovisuel. Dernière publication : Échafaudage, recueil de textes et de photographies de l’auteur (Adam Biro, 2010). Retrouvez toutes ses formations ici.
[1] L’image fantôme: Hervé Guibert “Une chambre d’hôtel qui n’est pas photographiable (où l’on n’a envie de prendre aucune photo) est déjà une mauvaise chambre. Quand on arrive dans une ville, la première chose est de photographier sa chambre, comme pour marquer son territoire, photographier son reflet dans les miroirs, comme pour marquer son appartenance provisoire, comme pour amortir son prix, comme un premier certificat de présence. Ou alors on occupe la chambre, aussitôt, en y faisant l’amour ».
Photo de tête d’article: D. Pétrès/Maison de la poésie