Du 7 au 16 janvier 2013
Notre rubrique « L’Atelier ouvert » vous propose de lire et d’écrire à partir de parutions récentes. Une sélection sera publiée quinze jours plus tard dans les pages de L’Inventoire. Envoyez-nous vos textes à l’adresse suivante: atelierouvert@inventoire.com
Cette semaine Françoise Khoury vous propose d’écrire à partir du livre de Thomas Clerc, Intérieur, Gallimard 2013.
Extrait
Confortablement assis dans le fauteuil en train de lire, dans une position ¾ dos fenêtre, l’esprit d’autant mieux déporté dans la fiction que mon corps est ailleurs, je sens tout à coup la présence derrière moi, suffisamment forte pour me divertir d’1 roman d’aventures, de quelque chose qui ne devrait pas être. Je tourne la tête et, stupéfait, je me lève d’1 bond. Le haut de la fenêtre est envahi par de longues lanières… de viande !
Avant de monter au 3ème me faire expliquer la recette, j’inspecte ces lacets de chair sombre qui dégoulinent à l’air sur 1 cintre en plastique. Volaille ou porc à la chinoise, ils sont attachés à des pinces à chaussettes. Le cauchemar vient d’en haut. »
Suggestion
Ce récit nous met en présence d’un narrateur géomètre ou agent immobilier. Il décrit méthodiquement son appartement de 50 m2, inspecte son espace privé au centimètre près, jusqu’aux moindres recoins. L’intérieur des placards de cuisine, ceux des vêtements dans la chambre, l’armoire à pharmacie et le système de rangement des livres sur les étagères de la bibliothèque, tout y passe. Chaque chapitre, qui démarre par l’entrée dans une pièce, est précédé d’un plan d’architecte dessinant ladite pièce. Il vit seul dans cet appartement, y passe la majeure partie de son temps, l’observe méticuleusement et du même coup s’observe : pourquoi tel meuble là, comment prendre sa douche dans une salle d’eau exigüe ? Il y a bien quelques amis ou amantes qui font irruption par moments, mais ils ne s’attardent pas. Les voisins chinois de l’étage supérieur semblent dotés de plus de matérialité. Nombreux, bruyants, entreposant leur stock de marchandises chez eux, puisque, apparemment, ils sont grossistes, ils suscitent l’inquiétude de leur voisin qui craint l’agrandissement d’une fissure de son plafond. Responsables d’un dégât des eaux chez lui, ils l’énervent au plus haut point. Et vous, qui sont vos voisins, ces visages familiers que l’on croise quotidiennement mais dont on ne sait pas grand chose ? Y en a-t-il un qui vous semble étrange, encombrant, agaçant, fascinant ? Évoquez les faits qui marquent ces brefs moments où vous êtes en contact, sans aller jusqu’à imaginer sa vie. Qu’avez-vous enregistré furtivement de son comportement ? Vous n’aviez pas pris le temps de vous y arrêter jusqu’alors. Faites-en un portrait, composé de ces aspects anodins.
Lecture
Le livre de Thomas Clerc, nettement situé du côté de l’autofiction, rappelle celui de Georges Perec intitulé Un homme qui dort . S’inscrivant dans une démarche oulipienne, il procède de manière ordonnée, organisée, à l’investissement de son espace ; ou à son « épuisement » devrait-on dire, toujours en référence à Perec. Certains objets, certains endroits de la maison sont l’occasion d’analyser l’habitat urbain et ce qu’il implique ou révèle de sa condition d’habitant, comme le « canapé de snob ou d’artiste », le presse-citron « anti-Starck ». Il évoque le moment de l’acquisition, le choix de tel décor, de tel matériau, ce que cela signifie. Et puis, comment son corps se meut dans cet espace, s’y adapte, parfois à l’aise parfois contraint. On oscille entre autosatisfaction et découragement : l’espace le plus parfaitement choisi et ordonné est parfois décevant. Mais, alors que l’homme qui dort vit une solitude torturée, a encore quelques sursauts pour surmonter son apathie à l’idée d’aller dehors, celui de Thomas Clerc est dans une solitude choisie mais désenchantée. Il aime être chez lui et n’a pas envie d’en sortir. Il s’observe avec lucidité et détachement, s’accepte, y prend plaisir même.
Humour, désenchantement, autodérision, on rit souvent en le lisant. C’est le récit d’une solitude voulue. Ce pourrait être l’homme qui attend sachant qu’il n’y a plus rien à attendre. Il a décidé de consacrer son temps à la littérature, cette activité austère, qui lui fait dire qu’il vit avec un masque sur le visage, que l’écriture se charge d’arracher, et ajouter: « quel plus grand geste que de détruire l’hypocrisie de vivre ? »
Pourtant « on sonne » souvent dans ce livre. Mais il n’y a jamais personne. Parfois Thomas Clerc ne bronche pas et ne cherche pas à savoir qui a sonné, d’autres fois il sort sur le palier mais il n’y a personne. Et il regarde alors la porte de son appartement et se regarde la regarder. Aurait-il envie que quelqu’un vienne ? On lui souhaiterait presque que les voisins du dessus, emmenant le récit dans le fantastique, suscitent par l’encombrement de leur stocks l’affaissement du plancher jusqu’au trou fatal, qui les ferait entrer d’un coup dans cet intérieur trop bien protégé.
Françoise Khoury