À propos de « À ce stade de la nuit », de Maylis de KERANGAL (Verticales, octobre 2015).
Extrait
« Et ceux de l’île, isolés et pauvres eux-mêmes, les avaient recueillis, une couverture sur les épaules, un abri, un repas : ils avaient hébergé ces étrangers, plus pauvres que pauvres, ces êtres qui n’avaient plus rien et ne pouvaient plus prononcer leur nom ; ils les avaient relevés et l’humanité entière avec eux. Hospitalité. »
Lecture
Le titre est le leitmotiv d’une obsession. Le bref récit de Maylis de KERANGAL organise « l’information qui enfle sur les ondes, bientôt les sature, je l’étire en une seule phrase : un bateau venu de Lybie, chargé de plus de cinq cents migrants, a fait naufrage ce matin à moins de deux kilomètres des côtes de l’île de Lampedusa ; près de trois cents victimes seraient à déplorer ».
La narration se confond avec l’onde de choc que produit l’écoute à la radio du naufrage. Elle se souvient de Burt Lancaster, l’acteur du Guépard de Visconti, qui joue le rôle de Don Fabrizio, prince Salina ; l’acteur aussi de The Swimmer, de Frank Perry, qui narre en 1968 l’étrange odyssée d’un type qui rentre chez lui en traversant à la nage les piscines des riches propriétés du Connecticut.
Ses souvenirs migrent. Elle se rappelle le jour où elle a vu Le Guépard, ce naufrage de l’aristocratie italienne. Elle se rappelle que l’auteur du roman adapté par le film s’appelle Giuseppe Tomasi di Lampedusa et que Salina est une île des Éoliennes. Elle se souvient de la leçon donnée par Gilles Clément sur le paysage : « ce que nous gardons en mémoire après avoir cessé de regarder ». Elle se souvient de nouvelles qu’elle a publiées, sur Stromboli ou l’Irlande, et d’autres migrants : « Ulysse, Jim Hawkins et Long John Silver, Robinson Crusoé, Vendredi », etc. Elle consulte une mappemonde, se brûle les doigts sur Lampedusa. Elle écoute la radio, encore et encore, imagine le naufrage – et ses suites. Le nom de Lampedusa, qui concentre désormais « en lui seul la honte et la révolte, le chagrin », finit de se retourner, comme un gant.
Alain André
* Fondateur et directeur pédagogique d’Aleph, auteur de romans et d’essais.