« Goût paprika », Emilie Leconte

Goût paprika

Un matin, tu te lèves de ton lit design multifonction, puis tu remplis ta bouilloire à température contrôlée pour préparer ton thé Earl Grey. Tu actionnes tes volets roulant à capteurs de vent et tu montes ta climatisation dernière génération.

A la radio, ce sont les infos. C’est la sécheresse, il fait chaud, apparemment il n’y a plus d’eau. Pendant ce temps, s’est déclenché ton arroseur circulaire programmé que tu as acheté en promo pour ta pelouse, l’été dernier.

Tu sors dans le jardin et en passant devant la piscine, au cas où la température monterait encore, tu jettes machinalement une pastille de chlore. Tu t’assieds dans ton fauteuil relax californien de couleur bleu électrique, et tu avales 2 biscottes sans sel avec ton thé et un jus d’oranges du Mexique.

Après une douche sous ton pommeau à billes filtrantes anti calcaire, tu as maintenant envie d’un café, et tu allumes ta nouvelle cafetière. Elle comprend les SMS dans 24 langues et propose un choix préenregistré de 67 cafés, du plus noir au décaféiné. Tout en buvant, tu aperçois, au loin, des champs avec des maisons en parpaings et des enfants qui jouent avec des Kalachnikov en plastoc sur des parkings en béton. Cet été, tous les jouets type carabine, pistolet automatique, mitraillette et fusil d’assaut sont en rupture de stock.

Il est bientôt l’heure de rejoindre ta cousine Sophie.

Tu recharges alors à bloc ton Iphone made in China que tu poses sur ta table vintage IKEA.

Tu enfiles ton t-shirt Made in Bangladesh, et ton jean un peu grand, Made in Pakistan. Et enfin, tu mets tes baskets avec amortisseurs à air comprimé, celles qui envoient un tweet à tous tes amis, dès qu’en une journée, tu dépasses les deux kilomètres et demi.

Tu préviens ton Smartphone que tu t’apprêtes à sortir de chez toi. S’enclenche alors l’alarme haute protection et son système détection intrusion.

Sur le chemin, tu reçois une quarantaine de messages. Le plus intéressant te signale une promo à peine croyable sur les avocats du Kenya mais aussi sur les sodas allégés et les chips goût paprika. Tu trouves ça plutôt sympa, ça pourrait même te donner des idées de repas à préparer chez toi.

Tu retrouves ta cousine Sophie, avec sa robe en tissu high-tech, devant un Mocaccino Intenso.  Elle est tout excitée de te montrer son nouveau sac à main, équipé d’un écran flexible monochrome, celui que tout le monde s’arrache sur Amazon.

En attendant de rencontrer le grand amour, sur des sites qui lui envoie des notifications 60 fois par jour, elle te parle de sa nouvelle brassière à micro capsules gorgées d’actifs raffermissants et de son débardeur connecté, mesurant rythme cardiaque, nombre de pas et calories brûlées.

Tout en l’écoutant, en un clic, tu décides de changer de quelques degrés le thermostat de ta chambre à coucher. Tu te dis que ce sera bien plus confort lorsque tu seras rentré.e.

Puis, Sophie se met à pleurer. Elle te dit qu’elle sait bien que sa vie en fait rêver plus d’un, mais qu’en fait, elle est débordée, elle a même parfois peur de craquer. Heureusement qu’au même moment elle reçoit une vidéo avec des animaux complètement fêlés, ça la fait rigoler… D’ailleurs, c’est l’heure de parler à son chien via Face Time. Il est resté à la maison car, d’après elle, lui aussi a le mouron. Elle lui parle à travers son sac à main, déclenche même à distance le distributeur de croquette et enregistre sa réaction, car derrière un écran, son chien, lui dit-on, est vraiment trop mignon.

Sophie te raconte qu’elle est connectée à sa voiture, son miroir de salle de bains, ses stores, son bol de céréales, son arrosoir, son chien, sa porte blindée, son canapé capitonné, et que pourtant, elle se sent tout le temps stressée.

Vous décidez alors de changer de sujet. Pour vous détendre, vous vous racontez tout sur les soldes, les bonnes affaires à ne pas manquer, les déstockages et les ventes flash à prix cassés. Il est vrai que depuis que tu as ce dressing avec double penderie extensible et caisson mobile à tiroirs sans poignées, la mode te fait rêver…

Tu rentres chez toi – tu n’aimes pas trop longtemps t’absenter – tu commandes un repas que tu as déjà mangé cent fois, puis tu envoies une note médiocre car le livreur ne te revient pas. Par la fenêtre, tu aperçois ton voisin, chez lui, comme toujours, en train de se filmer dans sa salle de séjour. Il semble avoir en permanence des tas de choses palpitantes à raconter, sur lui ainsi que sur de multiples produits. Il parait que dans le quartier c’est une sorte de célébrité, sa chaine You Tube dépasse le millier d’abonnés.

Tu passes le reste de l’après-midi, sur divers écrans, à regarder la vie des autres racontée par eux-mêmes. Ils s’apprêtent tous à vivre des journées riches en événements très importants et très réjouissants. C’est même le cas de ta cousine Sophie, dont la vie semble absolument inouïe..

Tu te dis que si les gens vont si bien, c’est sans doute que toi aussi.

Avant de refermer ton ordi, tu te demandes si tu es bien sûr.e de n’être passé.e à côté de rien, puis tu appuies sur le bouton pressoir rotatif de ton interrupteur variateur.

Tout ça t’a donné soif. Ton décapsuleur connecté prévient immédiatement tes contacts que tu viens d’ouvrir une bière 1664. Certains t’envoient un message illico, car trinquer avec des amis, c’est aussi quelque chose qui réjouit.

Tu grignotes la moitié d’un paquet de chips goût paprika puis, comme tu es fatigué.e de ta journée, tu vas te coucher. Deux heures plus tard, tu te lèves de ton lit design multifonction, et sans trop savoir pourquoi, dans un élan spontané, tu tweetes que tu es déprimé.e…

E.L.