« Vous allez les déranger » est un recueil de neuf nouvelles qui possèdent une qualité rare, celle de vous emporter en une quinzaine de pages à ce point crucial où une vie s’éclaire à la faveur d’un événement inattendu. On trouve dans les nouvelles de Gilles Bertin Montcharmont des hommes traversés par l’émotion du souvenir, parfois celle d’une image oubliée et retrouvée qui transforment leur regard et le nôtre.
Le recueil s’ouvre sur l’histoire d’un exploitant agricole qui a dû abattre ses vaches et se retrouve chauffeur de car (« La part manquante »). À l’occasion d’un voyage organisé, une femme de son village le reconnait. Il fera tout pour la dissuader qu’il est bien celui qui a dû vendre sa ferme, mais les paroles de cette femme le poursuivront tandis qu’il continuera à conduire, déterminé à oublier d’où il vient. Tandis qu’il bouclera le car pour aller fumer une cigarette loin du parking (la vieille femme refusant de descendre), ce n’est qu’à son retour que s’établira un parallèle entre le groupe des estivants patientant avec confiance devant l’entrée du véhicule, et ses vaches regroupées devant l’étable.
Dans « Jouer en haut des ponts » c’est une conversation dans la voiture entre un père et un fils, qui fait entrevoir ce qu’ils auraient pu se dire si l’idée de la mort du père était dicible. Un collègue disparu s’insinue dans la conversation, à l’image de ce grand arbre que le fils est venu couper pour son père et qu’ils regardent dans le rétroviseur : « L’idée lui vient alors que c’est le corps de Jean Thévenin, et comme pour confirmer sa pensée le regard de son père apparait dans le miroir, vérifiant lui aussi la présence de l’arbre. Son père qui n’a jamais eu envie de monter en haut des ponts. Leurs regards se joignent. Un très bref instant José ressent une impression de communion avec son père, il la désirait ardemment. Puis elle s’effiloche et ils redeviennent deux personnes éloignées. »
Les personnages de ces nouvelles ont en commun d’appartenir à un territoire bien défini. C’est peu dire qu’on est touchés par ces histoires, presque toujours bouleversantes. Elles nous surprennent, d’abord en nous transportant loin de la ville et des huis clos habituels, et parce qu’elles sont chargées de ces moments où nous sommes envahis par nos fantômes, comme dans cette nouvelle où un frère revient dans le moulin hérité de leur père où il aurait été préférable de ne pas retourner.
La justesse des dialogues, l’atmosphère et le poids du passé dont on se libère… À la manière de Bernhard Schlink dans son recueil « Les couleurs du passé » les personnages retrouvent ce qu’ils ont perdu, cela peut-être un souvenir, une filiation, une raison de vivre, leur offrant de nouvelles perspectives. Comme l’indique l’éditeur : « Leurs héros sont comme les colons de cette caravane égarée à qui leur chef explique que ‘Nous ne sommes pas perdus, nous cherchons seulement notre chemin’. »
DP
Gilles Bertin Montcharmont « Vous allez les déranger », Zonaires éditions (Mai 2023)
Écouter la première nouvelle sur le site de l’éditeur ici.
Né dans une ferme du Morvan, Gilles Bertin construit son premier ordinateur dans une caisse en bois du côté des années 80 et fonde une société de jeux vidéo. Il écrit dans une langue promeneuse et dense des nouvelles publiées en revues et anthologies (Télérama, L’Atelier du Gué, Les Deux Crânes). Elle m’a pris est mise en ondes par RadioFrance, Ratabougo (éd. L’Ourse brune) est finaliste du prix du livre de Belfort 2021.
Il anime Pourtant, revue de création littéraire et photographique. Vous allez les déranger est son premier recueil de nouvelles.