Frédéric Martin « Le fleuve », Anne Jonchery « Retour aux origines »

Sur une proposition d’écriture de Béatrice Limon à partir du roman d’Astrid de Laage « De la main d’une femme », ces deux textes figurent parmi les douze sélectionnés.
Frédéric Martin

Le fleuve

Au bout de la rue il y a le fleuve immense, le pont, quelques maisons rares ; ici on ne construit pas au bord de l’eau, on a bien trop peur de ses débordements, de sa furie, bien trop peur des crues d’automne aux courants terrifiants, le déferlement boueux, les troncs d’arbre qui s’enchevêtrent sous les piles. Il résiste depuis trois cents ans. On s’en enorgueillit, on en est fier. Mais ce n’est qu’un tas de cailloux après tout. Et puis, pour moi tout ça n’a pas vraiment d’importance, demain je ne serai plus. La rue est en pente. Sur ses côtés des maisons s‘élèvent et dans cette nuit d’hiver je vois les façades aux fenêtres éclairées. On vit là-dedans. On vit une vie comme les autres, ni mieux ni moins bien, en tous cas pas pire que la mienne, pas meilleure sans doute. « Qu’est-ce que tu en sais ? » aurait-dit Marie. Elle avait le chic pour trouver la phrase exacte à opposer aux miennes. Au début je trouvais ça charmant, ce franc parler, cet esprit d’à-propos. À la fin je n’en pouvais plus. J’avais juste envie de la gifler ou de partir. Les gens… Ils ne regardent même pas par leurs fenêtres, occupés à manger leur soupe avec la télévision. Autrefois quand j’étais enfant on faisait ça chez mes parents. La cuisine au papier peint orange, le meuble en formica, Roger Gicquel, le Tour de France, l’élection de Mitterrand, les grèves des mineurs, VGE et Nana Mouskouri. Ça me revient pêle-mêle à la gueule cette enfance au parfum de poireaux, de dimanche soir d’ennui. Mes vieux n’étaient pas de mauvaises personnes, pas plus que les autres en tous cas, mon père ne me tabassait pas, ma mère faisait parfois des gâteaux. Mais tout de même ça suintait la lassitude. On ne parlait jamais de choses importantes. Les vacances, la Peugeot trop vieille, il faudrait penser à inviter les Delrieu. Eux aussi ne regardaient pas par la fenêtre le soir. Moi si. Je l’ai toujours fait. J’ai rêvé d’ailleurs et de joie, ma vie n’a été teintée que de gris. Alors à quoi bon.

F.M.


Anne Jonchery

Retour aux origines

La discussion avec Claire eut un effet radical : Greta prit la décision de rentrer à Saintes. Quitter Paris. Récupérer Esther, sa fille. Cesser les mensonges qu’elle se répétait. La décision ne souffrait pas de retard, pas de tergiversations possibles, le plus tôt serait le mieux : demain.

Deux grosses valises encadrent son corps alors qu’elle sort de l’ascenseur, traverse le hall de l’immeuble, descend sur le trottoir rue Fessart, rue de La Villette, rue de Belleville, la station de métro Pyrénées, déserte à cette heure trop matinale. Les bagages lourds au bout des mains, serrer le ventre pour maintenir l’équilibre dans l’escalier qui mène au quai. Un homme sans domicile est assis par terre, les jambes enveloppées dans un sac de couchage. L’odeur rance quand elle le dépasse. Depuis quand ne s’est-il pas lavé ? Est-ce dangereux d’enlever la couche de crasse quand elle a tant sédimenté, servi de protection ? Elle imagine le gel douche versé sur la peau gris sale, le gant qui frotte et révèle la blancheur. Elle observe à la dérobée le visage barbu, les cheveux longs et gras. Les ciseaux qui coupent les mèches, le rasoir contre la peau qui dégage un nouveau visage. Le sac lourd contre son dos fait souffrir son épaule gauche. Elle n’a prévenu personne de son retour. Qui prévenir d’ailleurs. Mariette, la grand-mère d’Esther bien sûr. Elle le fera au dernier moment, au changement à Saint-Jean d’Angély. L’homme à terre mange un sandwich triangulaire sorti d’un emballage transparent. Ses ongles noirs sur le pain blanc. La dernière fois qu’elle a mordu dans le pain de mie qui colle au palais. Sur une aire d’autoroute avec Xavier, le retour d’un week-end en Bretagne. Le rire de Xavier quand elle a comparé le jambon à du carton. Xavier à qui elle laisse un mot, quelques lignes et des billets de banque, pour une fois c’est elle qui lui laisse de l’argent. Le loyer jusqu’à la fin du mois « Il fallait bien que je parte, on savait tous les deux que je partirais ».

A.J.