Fiction et réalité : Agnès Jésupret « Les os noirs » (éd. Liana Levi)

A l’occasion des Assises de la biographie organisées par Aleph-Ecriture, Michèle Cléach nous présente le livre d’Agnès Jésupret qui interviendra le 22 mars prochain, dans la table ronde « Prêter sa plume pour écrire la vie des autres et/ou assumer son désir d’écrivain ? ». Le roman interroge les questions d’éthique posées au biographe qui écrit un récit fictionnel tiré d’une histoire vraie.

Les os noirs, Editions Liana Levi, 2024.

La narratrice de Les os noirs est biographe, comme l’est Agnès Jésupret. Une alter ego en quelque sorte. Elle rencontre Clara Ignorante, alors qu’elle recueille, dans un EPHAD, le récit d’un vieux monsieur dont elle écrit la biographie : « Je suis biographe anonyme pour des gens qui le sont tout autant. J’étais venue dans cet établissement mener des entretiens avec un monsieur centenaire dont la petite-fille m’avait demandé de recueillir les souvenirs. Avant de nous quitter, nous avions bu un thé, accompagné de petits gâteaux que j’avais apportés. Clara était arrivée, s’était assise à nos côtés. Elle m’avait demandé la raison de ma présence dans ce salon, avait écouté ma réponse avec étonnement, puis elle avait affirmé : « Ma vie à moi n’intéresse plus personne. » J’étais repartie infiniment triste. Rapidement, je n’avais plus eu qu’une idée en tête : m’intéresser à la vie de Clara ». Et bientôt la narratrice va aussi recueillir le récit de la vie de Clara. « Chaque nouvel entretien que j’ai eu avec le sémillant centenaire a été suivi d’un moment partagé avec Clara, mon enregistreur sur la table, mon stylo à la main … J’ai cherché des détails, des aspérités, sans jamais bousculer Clara. Séance après séance, j’ai vu son front s’éclaircir, son visage tout entier s’illuminer. Petit à petit, le sentiment que j’avais eu au départ de lui voler son histoire s’est estompé. »

La vie de Clara c’est la vie d’une petite-fille de siciliens qui ont émigré, au début du 20ème siècle, en Tunisie, alors sous protectorat français. La famille va y prospérer jusqu’à la deuxième guerre mondiale où la Tunisie sera occupée, d’abord par l’Italie puis par l’Allemagne, pendant 6 mois. Et c’est là que tout va basculer. Le père de Clara est accusé de collaboration et emprisonné. Il mourra en prison à l’âge de 45 ans et Clara est persuadée, non seulement qu’il n’a pas collaboré, mais qu’il y a été empoisonné. Ce disant, je ne dévoile rien de l’intrigue : dans les deux premières pages du roman c’est la voix de Clara qu’on entend, qui raconte, d’entrée de jeu, la malédiction – elle en est persuadée – qui s’est abattue sur sa famille. Et de faire la liste des morts suspectes, hommes et animaux : « Et quand mon père a été retrouvé sur sa paillasse, dans la cellule de sa prison, il a bien fallu se rendre à l’évidence : lui non plus n’était pas mort de vieillesse. Il avait 45 ans. On l’avait empoisonné. Comme les moutons, comme Lola, comme Pierrot. » Et cette malédiction reviendra tout au long du récit de Clara, comme un filtre à travers lequel elle relit toute sa vie et la vie de sa famille.

La narratrice va bientôt éprouver le besoin d’étayer ce récit, de le remettre dans le contexte de l’époque. Avec le récit de Clara, elle a découvert un pays, une période, une Histoire qu’elle connait peu, ou pas, ou mal. Parfois le récit de Clara l’étonne, parfois elle le trouve un peu rapide, parfois elle se dit que la version du souvenir n’est pas forcément la même que la version de l’Histoire. Et le roman s’écrit alors à deux voix, en italique et à la première personne le récit de Clara, en bas de casse et à la troisième personne, celui de la narratrice. « Peu à peu, j’ai rapiécé la dentelle de ses souvenirs, j’ai collecté des informations, des faits, des dates, des chiffres. Je me suis nourrie d’autres récits. Petit à petit, j’ai reconstitué la Tunisie de son enfance. » Et la narratrice de se documenter, d’enquêter, de rechercher d’autres témoignages comme celui de Simon Guedj « un jeune avocat qui vit à Tunis, talentueux, respecté et juif » qui, dans son journal intime, relate une autre guerre que celle racontée par Clara.

A-t-on le droit d’utiliser le récit qui nous est confié pour écrire un roman ?

Dès lors le roman soulève les questions éthiques que se pose tout biographe : a-t-on le droit d’utiliser le récit qui nous est confié pour écrire un roman ? est-il du ressort du biographe de rechercher LA vérité quand le récit – ou la mémoire – du narrateur semble peu conforme à la réalité, ou présente des incohérences ? Faut-il se documenter, enquêter pour remettre un récit dans un contexte historique, social, politique, dont le narrateur ne semble pas se soucier ? Faut-il confronter le souvenir du narrateur à la « vérité » historique ? « Avec le recul, la distance, un seul mot vient à l’esprit : invraisemblable. Pourtant il faut écouter Clara, c’est son histoire. Il est important de la respecter. » Et plus loin : « On se trompe si on se limite aux livres d’histoire. Vingt lignes ne pourront jamais rendre compte du protectorat français en Tunisie, ni même deux pages, ni même quinze. Entre ces lignes-là, qui font la grande Histoire, la réalité du quotidien s’immisce, les relations entre les hommes et les femmes se nouent, et si personne ne les raconte, elles meurent sans être sues. Les livres d’histoire ne disent pas les sentiments. » C’est ce que l’auteure a réussi, écrire un roman dans lequel se nouent l’Histoire et les sentiments. Et le propos d’Agnès Jésupret est clair : « ce livre ne prétend pas être un roman historique, il s’agit d’un récit fictionnel tiré d’une histoire vraie », avec l’accord de celle qui a raconté l’histoire, si l’on en croit les remerciements en fin d’ouvrage.

Michèle Cléach

Agnès Jésupret interviendra aux Assises de la biographie, le 22 mars prochain, dans la table ronde « Prêter sa plume pour écrire la vie des autres et/ou assumer son désir d’écrivain ? » 

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