« Feng Shui », Ludovic Delebassée

Feng Shui

Martha leva les yeux.

L’homme était toujours là.

Plus tôt dans l’après-midi, elle avait vu arriver un break de couleur sombre, qui s’était rangé, après plusieurs manœuvres, le long du trottoir bordé d’acacias.

Un homme en était sorti.

Depuis un moment, il regardait avec insistance en direction de la maison, comme s’il étudiait la façade en briques blanches, le zinc sous le toit d’ardoise, les persiennes des fenêtres.

Occupée à rincer une pile d’assiettes sorties d’un carton qui encombrait le sol, Martha lui jetait un regard de temps à autre au travers de la fenêtre de la cuisine.

Elle posa la dernière assiette sur l’égouttoir, saisit un torchon qui traînait, s’essuya les mains et se pencha vers la vitre.

L’homme n’avait pas bougé.

Abandonnant le torchon sur l’évier, elle se dirigea vers l’entrée.

— Je peux vous aider ? cria-t-elle, campée sur le seuil. Un problème de voiture ?

L’homme agita une main amicale avant de monter vers la maison.

Il prenait soin de placer ses pieds au centre des dalles de pierre disposées sur la pelouse. Plus âgé qu’elle ne l’avait cru, de taille moyenne, les cheveux blancs et courts, il portait un imperméable dont tous les boutons, à l’exception du dernier, étaient fermés. Ses yeux pâles, presque liquides, étaient sans âge.

— Je vous ai vu depuis la cuisine. Je peux vous aider ?

— Non, dit l’homme. Je ne vous ai pas fait peur ? C’est la maison dans laquelle j’ai grandi, c’est tout.

— Oh, fit Martha.

— Oui. Je passais juste.

L’homme leva les yeux vers l’imposte de verre surmontant la porte d’entrée.

— Elle n’a pas changé. C’est la même.

— Ah oui ?

— Oui. La même porte…

Martha la poussa du bout du pied, dévoilant une série de cartons à moitié ouverts, regroupés contre un mur du couloir.

— Nous venons d’emménager. C’est encore en désordre.

— Je vois… Le carrelage n’a pas changé non plus… Il y en avait aussi un très beau dans la salle de bain, des arabesques bleues sur fond crème.

— Il y est toujours.

Martha pencha la tête sur le côté. Manifestement, l’homme connaissait les lieux.

— Vous voulez entrer ?

Il s’avançait maintenant avec précaution, les yeux rivés sur les hexagones de ciment vert traversés de raies blanches qui composaient le sol.

— Je les ai toujours aimés, dit-il, se tournant vers Martha.

— Oui, ils sont beaux. Dommage qu’ils soient si usés, se contenta-t-elle de répondre en regardant la traînée mate, comme ternie par un frottement régulier, qui s’étirait sur toute la longueur du couloir. Nous les changerons peut-être un jour.

L’homme s’arrêta devant la barre de seuil qui marquait le passage vers le reste de la maison.

— Je dois enlever mes chaussures ? Nous faisions attention à ce que les sols soient toujours propres.

Martha secoua un pied, chaussé d’une vieille tennis.

—  Plus maintenant, dit-elle, amusée.

Dans le salon, il regretta la disparition d’une cheminée qu’il décrivit avec de grands gestes. Martha lui indiqua que la modification était le fait de propriétaires précédents.

Ils s’extasièrent sur le parquet que l’homme retrouva dans le séjour. Les nuances des lattes, variant du brun foncé au jaune clair, se mêlaient pour ne former qu’une seule couleur, sillonnée de griffures par endroits.

Dans l’escalier menant à l’étage, la main de l’homme effleura un barreau attenant à la rampe. Son axe dévié semblait avoir été réparé et une brisure était visible sous la reprise de vernis.

Arrivé sur le palier, il murmura devant une porte close :

— C’était ma chambre.

Martha s’empressa de l’ouvrir.

A l’exception d’un escabeau posé contre le mur et d’une caisse de livres, la pièce était vide.

— Nous en ferons un bureau.

— Un bureau… c’est bien. Il y avait du lambris sur le mur … et ce n’était pas la même fenêtre.

L’homme se pencha sur le chambranle.

— Mon père y faisait des encoches… Je faisais un mètre soixante quand on est partis. Il n’y a plus rien…

Elle s’approcha.

— Peut-être sous la peinture ?

Les autres portes restèrent fermées et l’homme jeta à peine un coup d’œil sur les arabesques de la salle de bains.

L’escalier craqua quand ils descendirent. Martha eut l’impression qu’une force extérieure pressait la maison, faisant sourdre les histoires accumulées au fil du temps. Elle se demanda laquelle ils y laisseraient, elle et sa famille.

Dans la cuisine, elle proposa un thé.

— Je ne voudrais pas déranger, dit l’homme, l’air fatigué.

— Non, non, vous ne dérangez pas. J’allais en faire.

Elle débarrassa la table d’une pile de magazines et de différents objets emballés dans du papier journal. Tandis qu’elle s’affairait, l’homme raconta la cuisine telle qu’il l’avait connue. Le vaisselier dans le coin, le papier peint orange et vert, années 70. Tous les autres murs étaient blancs, avait-il ajouté.

— J’adore cette maison, dit Martha, elle est lumineuse. Et il n’y a aucune porte en bas. C’était déjà le cas à votre époque ? C’est bien pour la circulation des énergies. Le Feng Shui, vous connaissez le Feng Shui ?

— C’est mon père qui les a enlevées.

— Pardon ? Martha reposa la tasse.

— Les portes. C’est mon père qui les a enlevées. Pour mon frère.

Il but une gorgée avant de reprendre :

— Il ne pouvait ni marcher ni parler. Une maladie génétique. Il se traînait sur le sol. C’était son seul moyen de circuler. Le soir, il fallait le porter à l’étage… Les barreaux ont parfois souffert.

— Pardon…

— Non, ce n’est rien. Il a été heureux, ici. Il était fasciné par la lumière et ses reflets. Il les cherchait partout dans la maison.

L’homme jeta un coup d’œil par la fenêtre.

— Venez voir.

Dans le couloir, formé par le rayon de soleil qui transperçait l’imposte de verre, un carré de lumière était apparu sur le mur.

— Souvent, il venait là. Il se balançait d’avant en arrière, fixant ce carré… J’ignore ce qu’il y voyait.

Ils restèrent devant sans prononcer un mot.

Puis l’homme prit congé, serrant les mains de Martha.

De retour dans la cuisine, elle vida les tasses dans l’évier.

Le break ne démarra qu’après plusieurs minutes.

Elle le regarda s’éloigner et disparaître au bout de la rue.