Christian Boltanski nous a quitté ce mercredi 14 juillet à l’âge de 76 ans. Artiste de l’indicible, son travail autour de la photographie et de la mort semblait pourtant lui conférer un statut d’être immortel. Nous republions aujourd’hui l’article que nous avions consacré à sa rétrospective au Centre Georges Pompidou il y a un an et demi, suivi d’extraits d’un livre d’entretiens où il exprime son rapport à l’art.
D’une lisibilité extrême, la construction de l’exposition de Christian Boltanski semble à première vue entièrement résumée dans son titre « Faire son temps ». Comme on le dit d’un temps d’enfermement « tirer sa peine », ou d’un objet usé « qui a fait son temps »; mais il faut sans doute aussi comprendre « faire son temps » dans son sens littéral, c’est-à-dire créer son temps, le fabriquer.
Polysémie du souvenir, revitalisation d’objets photographiques oubliés, réorganisés pour leur donner un sens, l’exposition qui se tient actuellement au Centre Georges Pompidou jusqu’au 16 mars nous invite à parcourir un espace physique et mental d’un point de Départ à un point d’Arrivée. Entre ces deux points – les premières œuvres – et les dernières, se déploie une métaphore de l’existence.
« En tout cas, je suis sûr que l’art devrait ressembler à l’expérience de traverser une église »
Christian Boltanski
À travers la mise en espace d’un rassemblement de documents et d’images, le sens narratif de Boltanski apparait dans le titres de ses œuvres, a posteriori – car nous déambulerons dans l’univers de la mémoire sans cartouche -. En voici quelques-uns pris au hasard entre 1967 et 2019.
Les images modèles, Le bonheur illustré, L’album de photographies de la famille D., 27 possibilités d’autoportraits, Essai de reconstitution. Le manteau, Les Portraits noirs, Monuments, Reliquaires, Les Tombeaux, Crépuscule, Les Containers, Prendre la parole, Le Passage.
L’artiste se définit souvent dans « La vie possible de Christian Boltanski » (l’entretien qu’il a donné à Catherine Grenier et qu’il n’a jamais relu), comme un artiste qui aurait pu rester « d’art brut », tant il n’est au départ que peu conscient de l’œuvre qu’il veut construire. Faire est ce qui lui importe avant tout. Il exposera ses objets glanés, ses boules de terres et ses photos récupérées sans d’abord accorder un grand soin à leur réalisation. Pourtant, ses rencontres avec de nombreux artistes, et la volonté de formaliser en trois dimensions son univers intérieur l’amèneront à prendre conscience de l’intérêt non seulement d’exposer et de dire des choses, mais aussi de la nécessité de savoir comment les dire et les montrer au public.
Le dispositif, le rapport du volume des œuvres avec le lieu où elles sont exposées, la lumière, le choix réitéré de certaines séries au détriment d’autres, sont au cœur des choix de l’exposition que le Centre Pompidou lui consacre aujourd’hui. C’est dans l’écrin d’une scénographie exceptionnelle que Christian Boltanski invente le temps suspendu de cette exposition.
Dans l’approfondissement de sa préoccupation de départ (comment vivre), Boltanski interroge les multiples visages de ceux qui ont vécu en exposant leur matérialité photographique. Comme si la fragilité de l’existence ne pouvait être authentifiée qu’en y confrontant des preuves argentiques; rendues à leur valeur d’authenticité première et irrévocable.
« Pour moi, être artiste, c’est souligner quelque chose qui existe. Chaque être humain sait tout, nous avons tout en nous, mais c’est comme un grand sac : il y a des choses enfouies au fond du sac ».
Christian Boltanski
Juste après avoir constaté les preuves d’une enfance (une bouillotte reconstituée en pâte à modeler, des petits avions), 27 autoportraits et quelques photos de famille issues d’un album qui n’est pas le sien; le portrait de Boltanski se projette sur la porte mouvante de fils blancs et indique le passage pour s’enfoncer vers Les Monuments.
De l’autre côté du portrait, nous attend ainsi le mausolée des autres, des disparus à jamais, réunis dans une ultime prière où les bougies sont remplacées par des lumières projetées sur chaque visage, dans des installations qui évoquent la croix ou le transept; la chapelle romane ou les mosaïques byzantines. Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’espace à la représentation que la monstration seule des boites en fer blanc étiquetées d’un visage, ou l’espace ouvert sur une toundra d’installations d’éléments métalliques laissant s’échapper les disparus qu’ils représentent, rendus au ciel et au vent de la lumière.
Les œuvres de Boltanski parlent de ce passage de la vie capturée par la photographie, le grand médium du 20ème siècle, tel que Barthes l’a si bien formalisé : « ça a été », mais qui par définition ne l’est plus, à présent.
C’est dans cet « à présent-là » que nous attend Boltanski tapi dans son exposition où ses installations monumentales en constituent la cathédrale.
Avant de partir, devant le Terril Grand-Hornu, un tas de vêtements noirs accumulés en pyramide est là pour rendre plus tangible l’enveloppe corporelle de ceux qui ne sont plus là. C’est inconsciemment, dit Boltanski, qu’il évoque la Shoah dans ses œuvres, puisque les portraits qu’il a choisi sont souvent issus de lots de photographies sur lesquels il est tombé par hasard.
C’est un art pauvre. De l’essentiel. Et devant la pyramide de vêtements noirs, on songe à son exposition précédente de vêtements récupérés chez Emmaüs, au Grand Palais, exposés comme d’inquiétants specimen d’une vie désaffectée. Aux portes de la consommation (l’Avenue Montaigne), ne restait alors sous la grande verrière que des vêtements qui n’étaient plus que la trace dérisoire de l’envie d’habiller le temps pour oublier son passage.
Dans cette exposition, les gens parlent à voix basse. Et se regardent souvent. Personne ne vous bouscule de peur de vous déranger dans cette forme de recueillement collectif. Il y a du religieux dans l’art de Christian Boltanski.
Il faut voir cette exposition, pour retrouver le sentiment du sacré que nous procure une exposition d’art, et pour se rappeler à quel point nous sommes encore vivants, et dépositaires de la mémoire des autres.
Danièle Pétrès
Extraits du livre
« La vie possible de Christian Boltanski » (Editions du Seuil, entretien par Catherine Grenier).
La question religieuse
Catherine Grenier : La question religieuse est très présente à partir des Monuments. Notamment la référence catholique, qui est dominante dans ces œuvres-là
Christian Boltanski : Je pense que, à partir de ce moment, je me suis dit « Je veux qu’il y ait beaucoup de monde dans mon travail, beaucoup d’êtres humains. » J’ai l’impression, disons, que j’ai compris la Toussaint. Et que ces Monuments, c’est la Toussaint, c’est-à-dire l’idée que tout être, est saint. Je ne suis pas allé davantage à l’église à ce moment-là. Je n’étais pas là pour l’enterrement de ma mère, je ne sais pas s’il y a eu une cérémonie religieuse, et je n’ai pas assisté à la cérémonie religieuse de l’enterrement de mon père.
Je me suis intéressé au fait que chaque être humain était saint, à l’importance de l’unicité de chacun. Et j’ai construit quelque chose à partir de là.
La question de l’autobiographie
C.G. Quand on regarde la façon dont tu as raconté ta vie, tu dis toujours qu’elle est fictive, mais en fait c’est souvent la vérité…
C.B. : Elle est en même temps vraie, et en même temps j’ai caché des choses. Pour me rassurer, j’ai parlé plutôt de choses conventionnelles, normales. Ou j’ai pris une distance, ce qui rend les choses plus collectives : par exemple, je n’ai pas parlé de la Shoah, j’ai parlé des Suisses morts. Je ne crois pas qu’on puisse faire une autobiographie, parce que je crois qu’on ne peut parler que de ce que l’autre connaît. Donc je pense que, de toute façon, ça n’aurait servi à rien de raconter dans mon œuvre mon enfermement à la maison (…). J’ai toujours eu besoin de distanciation.
Un art oral
Tout mon savoir est oral, donc tout passe par les rencontres avec les gens. Souvent, quelqu’un me parle d’un sujet qui n’a rien à voir avec l’art, et ça me fait comprendre quelque chose pour mon travail. Donc je passe une grande partie de ma vie à bavarder avec des gens, le langage est vraiment important pour moi.
Concevoir une exposition
Quand je conçois une exposition, je me pose beaucoup de questions pour savoir où va être la porte, comment on va percevoir l’espace. Qu’il y ait du soleil ou pas change totalement la vision de l’exposition. Pour reprendre la comparaison avec les églises, quand tu es en Italie, sous le soleil, et que tu entres dans ces églises très fraîches et très sombres, il y a un très grand contraste. Ce qui m’intéresse n’est pas seulement ce qui est au mur, mais ce que le visiteur ressent : comment il rentre, comment il se sent.
« Le goût n’existe pas »
Christian Boltanski
[1] La Vie possible de Christian Boltanski, Christian Boltanski et Catherine Grenier ; éditions du Seuil, collection Fiction & Cie (2007 et 2010 pour la seconde édition).
Lien vers la dernière exposition à Paris de Christian Boltanski en mai dernier : « APRÈS » à la Galerie Marian Goodman