Etel Adnan, des femmes et de la paix

etel_c_simone_fattalPoétesse, peintre, essayiste et écrivain, Etel Adnan est née à Beyrouth en 1925 d’un père musulman syrien et d’une mère grecque chrétienne. Après des études de lettres et de philosophie au Liban, en France et aux Etats-Unis, elle a notamment enseigné la philosophie en Californie. Auteure trilingue (arabe, anglais, français) et reconnue internationalement, certains de ses textes les plus importants ont été écrits en français. En 2012, elle était invitée à la prestigieuse exposition d’art moderne et contemporain dOCUMENTA à Kassel en Allemagne. Résidant désormais surtout à Paris, c’est dans le salon de son appartement près de la Place Saint-Sulpice, entourée de ses tableaux, qu’Etel Adnan, l’une des voix les plus importantes et les plus écoutées du féminisme et du Mouvement pour la paix me reçoit. Elle revient sur quelques-unes de ses œuvres récemment traduites en français et publiées en France et nous fait partager son regard sur le monde et ses projets à venir.

Entretien réalisé par Laure Naimski

« Des villes et des femmes, lettres à Fawwaz », un recueil de lettres que vous avez écrites, est paru au printemps 2014 chez Tamyras. Qu’est-ce qui a préludé à l’écriture de ce livre qui se concentre sur le monde des femmes autour de la Méditerranée ?

J’ai écrit ces lettres au début des années quatre-vingt dix. A l’époque, un ami à moi, Fawwaz, qui vivait à Paris, m’a dit qu’il fondait une revue et m’a demandé d’écrire un texte sur le féminisme dans le monde arabe. J’ai trouvé ce sujet très vaste. Mais ce questionnement autour des femmes m’intéressait. Au même moment, j’étais invitée à la Foire du livre de Barcelone. Je lui ai écrit une lettre de là-bas qui évoquait les femmes que je croisais dans cette ville où je me rendais pour la première fois. Malheureusement, il n’a pas pu publier cette lettre car la revue n’a pas vu le jour. Mais j’ai continué à lui écrire, d’Aix-en-Provence, où je réfléchissais au rapport entre « la femme et la peinture », de Skopelos, une île grecque au nord de la Grèce où j’ai aujourd’hui une maison, de Murcie, d’Amsterdam, de Berlin, de Beyrouth, après douze ans d’absence, de Rome. J’ai eu envie de rassembler ces lettres. Pour moi, elles sont une grande méditation. Je déteste les théories. Les théories emprisonnent la pensée. Elles sont peut-être un outil pédagogique, mais elles sont à double tranchant. Parce qu’elles vous enseignent et en même temps elles vous enferment.

springflowersown2Quelle différence faites-vous entre méditation et théorie ?

La méditation est une pensée profonde, soutenue, qu’on reçoit telle qu’elle arrive, alors que la théorie est un agencement de la pensée et une démonstration. La théorie se donne toujours comme une vérité. La méditation au contraire est une pure perception.

Appelle-t-elle la création artistique ?

Absolument. La perception appelle le visuel mais aussi l’audition, le mental. La méditation est une perception éblouissante de la pensée car elle est en général éphémère. Elle est vue comme une vision du dehors. Elle est perçue comme un cadeau du ciel. C’est une liberté dans la réception des choses telles qu’elles viennent à vous.

Le critique d’art Hans Ulrich Obrist dit que ce qui est important pour vous est la manière dont l’homme et le monde se construisent à partir des éléments de la nature. Vous sentez-vous très proche de la nature ?

Oui. Parfois plus que des gens. Je parle beaucoup à la nature. Je l’adore. Je parle aux arbres. Je sens leurs vies. Ils sont là autant que moi. Je ne vois pas de différence d’être. Les arbres sont vivants. Ils possèdent des atomes qui bougent et ce sont les mêmes atomes qui sont présents en nous. La nature et nous formons un tout. Ce n’est pas une idée philosophique chez moi. Je le sens. J’en suis consciente. Je suis très proche de ce monde là. Enfant, à Beyrouth, je me souviens que ma mère m’asseyait seule dans le jardin. Je parlais aux fleurs, aux animaux. C’était mon monde.

Les éditions de l’Attente ont récemment publié « Là-bas », une traduction française de votre recueil de poèmes « There » écrit en 1997 et d’abord paru aux Etats-Unis chez Post-Apollo Press. Que souhaitiez-vous exprimer à travers ces poèmes qui évoquent la paix et la manière de l’atteindre ?

Je tiens beaucoup à ce recueil de poèmes car je l’ai écrit pendant la signature des accords d’Oslo en 1993.A l’époque, c’était la première fois qu’on avait le sentiment que la paix allait enfin pouvoir se conclure entre les Arabes – et pas seulement les Palestiniens – et les Israéliens. Car le monde arabe est impliqué, surtout le Liban et la Syrie. Je croyais à une vraie paix. Avec la guerre civile libanaise, j’ai vu à quel point les guerres ne résolvent rien. Mais je me suis posée des questions : comment les Arabes et les israéliens allaient-ils faire pour vivre ensemble dans des rapports normalisés si la paix était conclue ? Ce recueil est donc né d’une série de questionnements en lien avec ce que j’ai vécu au Liban. Et puis malheureusement, la paix ne s’est pas faite. L’avenir n’est jamais comme on le suppose, alors mieux vaut ne pas y penser. On peut simplement souhaiter la paix.

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Documenta 13: Etel Adnan

Vous dites qu’une des manières de faire la paix, c’est d’accepter son ennemi, au point même d’en faire un ami…

Au point de vue ultime, c’est la réponse. Ça a été possible à travers l’Histoire. Et ça le sera encore.

On sent que vous n’êtes pas apaisée lorsque vous évoquez les questions toujours brûlantes touchant à la Palestine, à l’Etat d’Israël, au monde Arabe… Et si vous n’aviez pas pu écrire de la poésie touchant à ces sujets ?

Sans écrire de la poésie j’aurais perdu la tête. La poésie est ma façon de faire partie du monde politique. Je parle politique dans le sens grec, c’est-à-dire le monde et la gestion du monde. J’écris ce que je pense et ce n’est pas perdu. Ce n’est pas une simple soupape de sureté. Tout ce qu’on fait agit en bien ou en mal. Rien n’est perdu. L’influence peut-être minime ou être plus grande qu’on le pense dans le futur. Mais peu importe. Rien n’est perdu.

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Documenta 13: Etel Adnan

Allez-vous continuez de peindre et d’écrire ?

Depuis que j’ai été invitée en 2012 à la dOCUMENTA à Kassel j’ai été contactée par des galeries alors que d’ordinaire on ne me contactait pas. Le succès a un certain prestige qu’on le veuille ou non et il attire les autres. Mais je suis fatiguée. Ces trois dernières années, j’ai écrit un long poème, mais il n’est pas publié. J’ai le sentiment, à mon âge, d’avoir déjà dit ce que je pensais. Je n’ai pas envie de faire d’autres livres. Pourtant, j’ai beaucoup d’amis qui me pressent d’écrire mes mémoires. Parce qu’après tout je suis un peu un concentré du Moyen-Orient. Si je n’ai pas commencé, c’est que je n’ai pas encore résolu le problème de savoir dans quelle langue je les écrirai. Parce que la majeure partie de mon œuvre est en anglais, mais le début de ma vie a eu lieu en français à Beyrouth. Et j’habite Paris de plus en plus. Si je suis à Paris, je les commencerai peut-être en français. Je sens que si je les écris je devrais commencer maintenant. Parce qu’après, je peux perdre l’énergie ou l’intérêt. Je dois écrire ces mémoires tant qu’elles sont vivantes. J’ai déjà songé à la forme. Ce seront de courts paragraphes thématiques comme je l’ai déjà fait pour « Au cœur du cœur d’un autre pays ».

Laure Naimski

A paraître :

D’ici la fin de l’année, Manuella Editions va publier une traduction française du recueil de poèmes « Saisons » et du recueil de nouvelles « Le maître de l’Eclipse ». Retrouvez toute l’oeuvre d’Etel Adnan sur son site http://www.eteladnan.com

Biographie de Laure Naimski

La9782714456670ure Naimski est née en région parisienne en 1971, En Kit est son premier roman. Journaliste, elle a aussi été lauréate de la Scuola Holden de Turin et a suivi une formation à l’animation d’ateliers d’écriture à Aleph-Ecriture. Elle travaille régulièrement pour la rubrique culturelle du magazine Arte.

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