« En eaux troubles », André Cantor

Ce texte a été écrit sur une proposition d’écriture de Valérie Mello à partir de Sugar Street de Jonathan Dee. Il figure parmi les sept textes sélectionnés. 
André Cantor

En eaux troubles

J’avais jeté l’ancre de mon bateau au fond d’une baie des Caraïbes, après une traversée de l’Atlantique en solitaire. Un autre bateau y était déjà au mouillage et, comme je l’imaginais, son équipage m’invita aussitôt à son bord pour boire un verre de bienvenue. En ramant dans mon canot pour joindre leur bord, je me remémorais mentalement le scénario que j’avais eu le temps de préparer.

Immanquablement, la première question serait : « D’où tu viens ? », puis suivrait à coup sûr : « Combien de temps pour traverser ? ». Je dirais que je viens de Concarneau et que j’ai mis 38 jours pour arriver ici. Je passerais sous silence mon départ nocturne de Toulon et mon escale aux Canaries pour maquiller le bateau. J’omettrais de préciser que nous étions deux à bord au début de la traversée, mais j’orienterais la conversation sur mon rejet de cette société pourrie qui veut tous nous numériser.

Devant de grands verres de rhum arrangé, la discussion prévue s’était engagée. Tout le monde souriait dans une ambiance bienveillante. Tous, sauf Kevin, un grand brun tatoué qui me regardait fixement d’un air sombre. Il laissait les autres me poser des questions, et je récitai mon texte d’un ton désinvolte. Qu’à Concarneau, j’étais employé dans un supermarché, que je rêvais de liberté en arpentant les pontons du port de plaisance, qu’à force d’économies j’avais fini par acheter ce bateau qui stagnait au fond du port.

Quand Kevin se mit à parler, ce fut pour dire : « Moi aussi, je suis de Concarneau… »

A.C.

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