Cette semaine, Alain André vous propose d’écrire à partir du roman de la jeune romancière Sophie Divry, Quand le diable sortit de la salle de bain (Noir sur blanc, 2017). Envoyez-nous vos textes (un feuillet standard ou 1500 signes maxi) jusqu’au 14 janvier à l’adresse : atelierouvert@inventoire.com
Extrait
Pendant une certaine période de ma vie, j’ai vu mon revenu divisé par trois et mon appartement passer de quatre-vingts à douze mètres carrés. Pour des raisons que nous verrons plus tard, je n’étais pas malheureuse, mais j’étais pauvre. Or, un matin d’avril, alors que je rentrais de la bibliothèque, une facture de régularisation d’EDF m’attendait dans ma boîte aux lettres. Ces salopards me demandaient 260 euros. Mon compte en banque en contenait 300. En tremblant, je remplis le chèque, le signai, le postai. Puis je me dis qu’il fallait vraiment que je trouve du travail.
Alors je fis que tout le monde aurait fait à ma place : j’allumai mon ordinateur.
Sur le site pole-emploi.fr, je tapai mon identifiant, mon code secret et mon code postal pour parvenir sur mon espace personnel de chômeuse longue durée. Là, je lançai une recherche multi-critères, en commençant par « écrivain public », « journaliste », puis « professeur », cela donna entre zéro et six résultats, aucun sur Lyon, ni sans la mention « Permis B obligatoire » ; mes yeux se brouillaient ; j’élargis ma recherche : « responsable communication », « surveillant d’internat », « secrétaire », « détective privé »… Je n’arrivais plus à lire tant le stress serrait mon ventre, car pendant que le site moulinait pour sortir d’improbables offres, mon cerveau refaisait sans cesse la soustraction : 300 — 260 = 40.
À qui la faute ? Aux ampoules ? Aux plaques de cuisson ? À la bouilloire ? Au chauffe-eau ? À la box ? Mon appartement est tout électrique. Le mois de janvier avait été particulièrement rude. La Saône avait gelé. Le quartier entier s’était figé sous le froid, un brouillard glacial interdisant le moindre mouvement ; seules des fumées blanches s’échappaient des toits, preuve, pour certains, du secours d’un chauffage central, et, dans ce paysage tétanisé, ces fumerolles semblaient autant de drapeaux blancs demandant grâce à l’hiver. Quatre mois plus tard, alors que le printemps est censé ramener de la joie au cœur, je fusillai du regard mes convecteurs qui, indifférents à mes difficultés, hibernaient sous la poussière. Salauds de radiateurs. 300 — 260 = 40. Affolée par cette simplissime et répétée soustraction, mon esprit essayait de nier l’évidence du résultat. Il recalculait sans cesse, espérant qu’apparaisse un autre nombre, afin d’éviter la question d’après : comment faire pour tenir dix jours avec quarante euros ?
Comme faire, ou plutôt comment non-faire : non-acheter, non-sortir, non-vouloir, non-métro, non-bus, non-shopping, non-desserts, non-viande, non-bière, non-marché, non-cinqfruitset-légumesfrais, non-café, non-imprévus, non-nouvelles factures, non-nouvelles charges ? Ces pensées se refermaient sur moi jusqu’à bloquer mes poumons dans un non-respiration qui m’aurait sans doute amenée à une oui-crise d’angoisse puis à une séance de contemplage de plafond, lorsque mon ordinateur émit un bip qui me fit violemment sursauter.
C’était un mail d’Hector, mon grand ami. »
Proposition d’écriture
Inutile pour l’instant de lire le mail d’Hector, copain tout aussi dans la mouise que la narratrice, et qui semble délégué à la sexualité malheureuse, de sorte que l’héroïne est censée lui donner des conseils, voire écrire des textes lui permettant de compenser ses non-frasques amoureuses. Le thème du chapitre était annoncé dès le « chapô », dont elle nous fait cadeau d’emblée, comme si nous lisions du Alexandre Dumas : Où l’on s’attache aux difficultés économiques de l’héroïne, qui cherche de quoi manger tout en essayant de contenir les interventions intempestives de membres de sa famille et d’amis égoïstes, d’objets bavards, d’e-mails, coups de téléphone, et autres tracasseries de la vie moderne. La fin du chapitre résume clairement la situation : « Quarante euros et nous sommes le 20 du mois. Comment faire ? »
Il y a donc l’auteur, ou l’autrice, et il y a l’héroïne, avec laquelle on est de tout cœur, avec empathie, et avec qui on rit de cette situation. Tout ça est une sale blague, mais on peut en rire, parce que la vie entière est une farce, autant en profiter pour S’A-MU-SER. Le site de Pôle Emploi par exemple est un théâtre, où chacun doit jouer un rôle, comme on le verra plus tard, quand Sophie, à l’adresse internet de « sophie-dans-la-dèche » écrit à « conseillère-de-Sophie@pôle-emploi.fr ».
Je vous propose de vous appuyer sur l’extrait précédent pour évoquer à votre tour une situation délicate. Choisissez l’un de ces « emmerdements », précis, concrets, dont la vie est rarement avare : le four est en panne alors que vous devez recevoir dans deux heures des invités d’importance, le chauffage claque en plein hiver, la batterie de votre mobile expire alors que vous vous êtes à pied à quarante kilomètres de la prise électrique la plus proche (à vous de continuer la liste et, surtout, d’en retenir un élément : une difficulté, et un registre, que vous vous sentez aujourd’hui capable d’affronter victorieusement. Évitez en revanche, même si Divry donne l’exemple (elle disposait de beaucoup plus de temps pour « traiter son sujet », et même, semble-t-il, d’une résidence d’écriture) une situation trop générale, élever seule trois enfants, être au chômage longue durée, etc., qui sont plutôt des sujets de livre —bon, je sais, les ennuis arrivent en escadrille, mais tout de même…
Pour vous aider à démarrer, vous pouvez tout bonnement utiliser le schéma du début de l’auteur (ou pas) :
– Pendant une certaine période de ma vie… [ou : Un jour de 1997…]
– j’ai vu…
– Pour des raisons que nous verrons plus tard, je n’étais pas xxx, mais j’étais xxx.
– Or [et survient une circonstance aggravante]…
C’est forcément un début intéressant. Pour Hitchcock, souvenez-vous, un début d’histoire intéressant, c’est quand le héros est en train de se noyer. Et il précise : pas quand il va sauter à l’eau, non – pas quand il est dans l’eau et se débat ou se fatigue, non : mais quand on ne voit plus que le chapeau qui flotte sur l’eau et quelques ronds dans l’eau. À cet instant précis, soit il se passe quelque chose, soit il n’y a pas d’histoire du tout.
Envoyez-nous le résultat (en 1 500 signes au maximum).
Lecture
Quand le diable sortit de la salle de bain est le quatrième de Sophie Divry (2015 et « J’ai lu », 2017). L’autrice est une jeune journaliste (notamment pour le mensuel La Décroissance), née à Montpellier en 1979 et vivant à Lyon. Elle participe depuis 2016 à l’émission Des Papous dans la tête sur France Culture. Elle a publié trois autres romans entre 2010 et 2014, romans que je lui laisse le soin de présenter, via le début de la « note d’intention » qui figure parmi les bonus de Quand le diable sortit de la salle de bain, sous la forme d’une lettre de candidature, plus ou moins autofictive, envoyée à la responsable d’une résidence d’artiste :
« Chaque fois que je commence un livre, j’ai l’impression d’écrire le contraire du précédent. Mon premier livre, La Cote 400, est un monologue de bibliothécaire déjantée ; le deuxième, Journal d’un recommencement, une promenade phénoménologique au cœur de l’Église catholique en ruine ; le troisième, La Condition pavillonnaire, retrace une existence parmi d’autres dans un pavillon individuel. Enfin, mon quatrième roman, celui que je voudrais finir dans la résidence d’écrivain que vous avez fondée, « Chômage » (titre provisoire), raconte d’une manière libre et humoristique les tribulations d’une chômeuse.
« Ce roman réclame lui aussi des moyens nouveaux pour parvenir à ses fins. Je me vois prendre une direction que je ne connaissais pas, ce qui n’est pas pour me déplaire. Ce sera sans doute un roman dialogique, dans la tradition de Jacques le fataliste. Quelque chose peut-être aussi de Sterne, dans la liberté des digressions. Le récit est interrompu par la mère de la narratrice, qui s’inquiète de sa situation financière, par son meilleur ami, par des lecteurs et des lectrices qui interviennent, commentent le texte, voire protestent contre le sort qui leur est fait… / C’est aussi un récit classique, qui fait appel à l’empathie et se déroule en trois parties faites de chapitres courts. Ce roman raconte une histoire : la recherche d’emploi d’une jeune précaire (…) »
Sophie Divry a publié par ailleurs un essai. C’est le livre d’elle que j’ai lu en premier, sans lui je ne saurais peut-être même pas encore qu’il existât une romancière du nom de Sophie Divry. Rouvrir le roman (Noir sur blanc, 2017) livre rouge dont le titre m’a aspiré en librairie comme le beefsteak saignant attire le frelon affamé, m’a passionné. Il y avait longtemps que je n’avais pas vu un essai aussi roboratif-corrosif sur la question du roman : faisant l’éloge de l’écriture collaborative et des « collectifs », de Virginia Woolf comme de la théorie et de l’innovation formelle —ce qui est devenu rare chez les auteurs. Acharné, surtout, à se démarquer du roman « conventionnel », « déjà écrit » ou « as usual », celui qui est enseigné dans les creative writing workshops à l’américaine—au profit de cette tradition plus expérimentale qu’on fait remonter à Cervantes, Rabelais, Laurence Sterne, Denis Diderot et quelques autres, pour aboutir au Nouveau Roman ou à Milan Kundera, à Samuel Rushdie, Christa Wolf et pas mal d’autres. Sophie Divry fait partie d’une nouvelle génération, d’auteures et d’auteurs qui ne veulent pas seulement écrire des romans, mais savoir ce qu’elles font quand elles le font, et même s’amuser en le faisant (oui, je sais, j’ai appliqué la règle de proximité, non reconnue par l’Académie française, so what ?).
Quand le diable sortit de la salle de bain manque peut-être, parfois, un peu de fond, moins de quarante ans c’est jeune pour une romancière —mais on s’amuse, et c’est un trésor d’expérimentation formelle, d’une façon cohérente avec les pistes de recherche suggérées à la fin de Rouvrir le roman : l’invention typographique, dans le sillage de Raymond Federman, Michel Butor et d’autres ; l’esprit de « non-sérieux », façon Thomas Pynchon ou Gilbert Sorrentino ; le travail des images pour lutter contre les clichés véhiculés par le langage habituel et rendre plus claires nos étranges associations d’idées, comme le soulignait déjà Proust ; le jeu avec les dialogues, leurs codes surannés, comme la ponctuation ou les « dit-il », dans le prolongement des auteurs qui l’ont dynamité, façon Sarraute ou Woolf ; et la rupture du contrat traditionnel lié à l’intrigue et au suspense, au profit des digressions façon Moby Dick et des histoires dans l’histoire dans l’histoire, ce qui remonte aux Mille et une nuits mais est pratiqué par des auteurs comme Jacques Roubaud, sans parler de Chrétien de Troyes ou d’Honoré d’Urfé…
Ceci est simplement UNE proposition d’écriture. Qu’il me suffise d’ajouter que, dans le cadre d’un atelier ouvert « présentiel », comme on dit chez les gens sérieux, le diable m’en a inspiré seize de plus. On n’a pas le temps de s’ennuyer avec des gens comme Sophie Divry…
A.A.
Alain André est l’auteur de romans, de fictions brèves et d’essais consacrés à l’écriture et aux ateliers. Il a pris l’initiative de créer Aleph-Écriture en 1985 et vit désormais à La Rochelle. Il y conduit divers ateliers d’écriture, notamment des ateliers ouverts, les modules de la « Formation générale à l’écriture littéraire » et un cycle consacré au genre romanesque.