Cette semaine, Alain André vous propose d’écrire à partir d’un ouvrage de la rentrée littéraire : celui d’Olivier Rolin, Extérieur monde (Gallimard, 2019). Envoyez-nous vos textes (un feuillet standard ou 1500 signes maxi (*) jusqu’au 11 novembre 2019 à l’adresse suivante : atelierouvert@inventoire.com
(*) La version de votre texte doit être envoyée sous Word ou équivalent et mentionner votre nom en haut de page – pas de fichier PDF accepté.
Extrait
« Buenos-Aires : ses gratte-ciel avortés, ses gares anglaises et ses cimetières italiens, son estuaire « couleur de lion » dans lequel des avions clandestins précipitaient des opposants politiques, les nuages bleus des jacarandas, ses grandes avenues dévalées par les colectivos bariolés comme des poissons de récif, ses confiterìas parées de bois sombre et de vieux miroirs où se multipliaient les yeux de beautés créoles, son vacarme et la fumée rose des pots d’échappement, ses crieurs de journaux, ses cireurs de chaussures, ses violonistes de rue et ses joueurs d’échecs, les kiosques où l’on pouvait jusqu’à l’aube acheter des cigarettes ou des fleurs, une poussière d’or autour de l’obélisque, ses taxis noir et jaune et les Ford Falcon des nervis paramilitaires, les étranges inscriptions que des « doigts errants » comme ceux de « L’Affiche rouge » avaient tracées sur les murs : Reaparición con vida, « Réapparition en vie »…
J’avais, dans cette ville sauvage et raffinée, un ami avocat, Horacio, grand cavalier, grand cavaleur, un type bien, gai, élégant, qui défendait au risque de sa vie les familles des disparus. C’était aussi un admirateur de Napoléon, che ! et il tenait caché sous son bureau un sabre de la Grande Armée pour se défendre au cas où un tueur serait venu pour en finir avec son insolente résistances. Ce n’était pas un fantasme, une fois le portero au bas de l’immeuble où il avait son cabinet, sur Diagonal Norte, l’avait prévenu, au moment où il allait prendre l’ascenseur, que deux types à sale gueule étaient montés jusqu’à son étage. Planqué, il les avait vus redescendre bredouilles. Des années plus tard, il en avait reconnu un dans un café et s’était présenté, c’était bien dans son genre. On était venus pour vous défenestrer, lui avait tranquillement dit l’homme de main, un ancien boxeur » (p.41-42).
Proposition d’écriture
Vous voyez : une ville, dont rend compte une accumulation de phrases nominales (Rolin bien entendu ne procède pas toujours de cette façon, mais l’effet de liste est assez efficace), puis le souvenir de quelqu’un, en quelque sorte convoqué par l’évocation de la ville.
• Premier temps
Je vous propose, dans un premier temps, de dresser trois brèves listes parallèles. Sur la première, à gauche, notez des noms de villes que vous avez visitées, où vous avez même vécu, peut-être. Ne cherchez pas le décoratif, Mauzé-sur-le-Migon ou Les Mureaux ont autant d’arguments pour leur défense que Kuala Lumpur ou Santiago de Cuba… Allez jusqu’à cinq éléments, à peu près.
Sur la suivante, au milieu, notez un lieu précis lié à chacune des villes que vous avez notées. Gare, bistrot, chambre d’hôtel, etc., selon ce que le souvenir vous dicte.
Sur la troisième, à droite, notez le premier visage qui vous revient lorsque vous pensez à cette ville, à ce lieu. Avec le nom de la personne ou pas, ce peut être seulement une image, qui appellera davantage d’investigations. Vous pouvez utiliser l’inusable formule : « celui qui… » ou « celle qui… »
Voyez ce qui résonne pour vous aujourd’hui, de façon apparemment arbitraire.
• Deuxième temps
La méthode de Rolin consiste à partir de son expérience du voyage — il est l’un de ces « étonnants voyageurs » qui se retrouvent souvent au festival du même nom. Le passé a donc sa place dans le récit. Il pioche dans ses quelque soixante carnets de voyage et reprend ses « impressions de voyage », pour chercher une fois encore les mots qui permettent d’en rendre compte.
À vous de choisir, maintenant, l’une des villes dont vous avez fait la liste.
Choisissez une ville que vous connaissez suffisamment : ne partez pas d’un coup en Papouasie occidentale pour faire exotique, si vous n’y avez jamais mis les pieds. Travaillez votre lumière. Extérieur jour ? Intérieur nuit ? Accumulez les observations, comme Rolin le fait à propos de Buenos Aires, même si vous n’avez pas de carnet de voyage pour y piocher des éléments. Pensez à tous vos sens : ce qui se voit, s’entend, se hume, se touche. Vous pouvez écrire au présent : « Ça se passe à Montfermeil ». Ou au conditionnel : « Imaginez. Vous seriez en 2028 à Nara ». Ou au passé, bien sûr.
Ensuite (ou même avant), voyez comment survient votre personnage. Hasard des circonstances, d’une présentation, d’une rencontre inopinée ? Donnez-le à voir, bien sûr : silhouette, visage, vêtements, posture, gestes, paroles et échanges, s’ils ont eu lieu. Qu’est-ce qui se passe ? Quelle est l’action, si minuscule soit-elle ?
Vous pourriez faire la même chose avec d’autres villes, d’autres personnages, si vous en aviez le temps. Aller vers un recueil, de fragments ou de nouvelles, voire vers un roman… Mais, pour nous envoyer votre texte, tenez-vous à un feuillet standard (1500 signes).
• Remarque
Olivier Rolin part tantôt d’une ville, tantôt d’un lieu, tantôt d’un personnage. Il n’est pas rare que la ville surgisse à partir du personnage, comme dans le passage suivant :
« La prof de danse, à Oulan-Oude en Bouriatie, a un visage de chat, ou de Mongole, ce qui à tout prendre est assez normal. Yeux légèrement bridés, frange de cheveux noirs sur le front, des mains longues comme des ailes d’oiseau, posées nonchalamment sur la barre, toute de noir vêtue, mince, elle se tient incroyablement droite – normal aussi, sans doute, on n’enseigne pas la danse quand on a le dos rond, mais là, c’est vraiment un fil à plomb. Exacte, impérieuse avec ses élèves. À la fin du cours (inutile de préciser que je n’en suis que spectateur), je vais la saluer. Elle me demande si j’ai trouvé sa ville belle. À vrai dire… Un fleuve gelé, une place immense où le vent joue du rasoir autour de la plus grosse tête de Lénine du monde, les fumées des usines qui font des panaches noirs dans le crépuscule… Sans me laisser répondre, elle ajoute que tout est beau. Je n’ai pas la présence d’esprit de lui répondre Vy toje krasivaïa, « vous aussi vous êtes belle ». Ou bien peut-être que je n’ose — elle m’intimide un peu (sa légèreté sérieuse). C’eût été pourtant un plaisir de le lui dire, et peut-être en eût-elle été touchées. Cette galerie de portraits est la chronique d’occasions perdues » (p.249-250).
Vous pouvez donc partir de la ville, d’un des lieux qui lui est associé dans votre mémoire, ou du souvenir de quelqu’un – il suffit que les deux éléments soient associés ou enchâssés.
Lecture
• L’auteur et son œuvre
Olivier Rolin est né en 1947, il est l’auteur de quelque vingt-cinq ouvrages. J’en ai lu et aimé un certain nombre. L’invention du monde, par exemple (Seuil, 1993), qui raconte une seule journée du point de vue de nombreux personnages tout au long du jour et de la planète. Ou Port-Soudan et Méroé, romans consacrés à cette partie du monde assez mal connue qu’est le Soudan.Ou Bric et broc, un essai littéraire. Ou Tigre en papier, qui revisite ses années en tant que chef militaire de la Nouvelle Résistance Populaire (NRP), le groupuscule militaire des militants maoïstes de la Gauche Prolétarienne. Et d’autres. Rolin est passé de la mélancolie des révolutions inabouties (la honte du pétainisme et du colonialisme, l’envie d’horizons héroïques) à cet autre forme d’exil que peut être l’écriture, façon pertinente, dans un premier temps, de tenter de réfléchir à tout ça : de « démêler la pelote ».
Il a élaboré son « refus inquiet », du monde comme il va, dans une suite de romans d’une grande cohérence. Rolin n’est sans doute pas un styliste façon Jean Échenoz ou Jean-Philippe Toussaint : rien de minimaliste chez lui, il aime la prose à l’énergie, la phrase costaude, puissamment architecturée parfois. Ses romans me renvoient parfois à mon propre parcours de petit mao de province (mais tout ça a eu lieu il y a tellement longtemps), mais ce qui me touche, chaque fois, c’est qu’ils véhiculent une vraie double passion du monde – du réel — et des femmes.
• Le roman
Extérieur monde, nous propose un titre délibérément cinématographique, comme « extérieur nuit » ou « intérieur jour ». Il signale qu’il s’agit de partir non de soi, mais du monde, du regard qu’on porte sur lui, des traces qu’il a laissées en nous. Nous ne lisons pas une autobiographie chronologique. Le projet de l’auteur avec ce livre était précisément d’écrire « autre chose que des mémoires ou des souvenirs, grâce à une forme éclatée et inversée d’écrire, en partant en quelque sorte de l’extérieur ». Car, précise-t-il, « je ne suis le centre de rien, même pas de mes récits » (p.70). Nous non plus, ça tombe bien.
C’est en relisant une nouvelle de Borges, « El Hacedor », qu’il a compris ce qu’il était en train de faire : « Un homme se fixe la tâche de dessiner le monde. Tout au long des années, il peuple l’espace d’images de provinces, de royaumes, de montagnes, de golfes, de vaisseaux, de maisons, d’instruments, d’astres, de chevaux et de personnes. Peu avant de mourir, il découvre que ce patient labyrinthe de lignes trace l’image de son visage ».
A.A.
Alain André est l’auteur de romans, de fictions brèves et d’essais consacrés à l’écriture et aux ateliers. Il a pris l’initiative de créer Aleph-Écriture en 1985 et vit désormais à La Rochelle. Il y conduit des ateliers ponctuels consacrés à des parutions récentes, des modules de la « Formation générale à l’écriture littéraire » (à compter du 9 novembre), un cycle consacré au genre romanesque et, à Royan, une résidence consacrée aux chantiers des participants. Son dernier essai (Devenir écrivain, Leduc.s) a été réédité en février 2018, augmenté d’un dossier de Nathalie Hegron consacré à l’autoédition numérique.