Cette semaine, Sylvette Labat vous propose d’écrire à partir du roman de Maylis de Kerangal, Un monde à portée de main (Verticales, 2018). Envoyez-nous vos textes (un feuillet standard ou 1500 signes maxi) jusqu’au 20 décembre à l’adresse suivante: atelierouvert@inventoire.com.
Extrait
« La douleur dans la foulée. La pratique en atelier est effectivement « assez physique » – euphémisme risible – et la charge de travail qui percute aussitôt l’étudiante est d’autant plus violente qu’elle n’a jusque-là que peu épuisé sa jeune personne. Mal au crâne et mal au nez – les sinus à vif -, mal au dos – la cambrure de vingt ans n’est qu’un feu de lombaires -, mal aux pieds – ses talons se cloquent à piétiner toute la journée devant son panneau, si bien qu’au troisième jour elle se résout à commander sur internet une paire de runnings à semelles incurvées spécialement fabriquées pour les marathoniens – et il y a cette douleur contractée à force de lever le pinceau et de le maintenir à l’horizontale qui lui enflamme l’épaule, pèse sur l’omoplate. Paula fait connaissance avec ce corps où elle est née – il était temps. Ce qui la surprend, tout de même, ce sont ces yeux, douloureux dès le premier soir comme des bleus sur lesquels on enfonce l’index (…)
C’est dur. Elle se demande chaque matin si elle va tenir la distance, six mois, un automne et un hiver, se répète que tout cela va s’arranger, que c’est une question de jours, qu’elle va prendre ses marques. Mais elle peine à établir une cadence. Passé le choc initial – dont elle s’ouvrira par la suite avec la délectation frimeuse de ceux qui ont reçu le baptême du feu – et s’imaginant avoir trouvé une sorte de tempo, elle se laisse aller à dormir davantage, à baguenauder sur les réseaux sociaux pour un post à sa bande, à ses copines – la follette ! Un bref moment de déprise qui lui vaut un retour de bâton d’une telle force qu’elle reprend illico les pratiques initiales : lever à six heures, coucher à minuit, déconnexion des réseaux sociaux, bye bye tout le monde, finit la parlotte. On avait ricané sur la toile, c’est le couvent ton truc ou quoi ? Curieusement, Paula s’était enorgueillie de cette allusion à une vie d’ascèse, elle avait souri » (p.48-50).
Proposition
Du début à la fin de l’ouvrage, l’auteure suit comme son ombre une jeune fille, dont il serait impropre de dire qu’elle est l’héroïne parce que les personnages ne sont presque pas le sujet de ce roman. Elle s’appelle Paula Karst (le karst est une structure géomorphologique issue de roches calcaires, formant un paysage tourmenté, creusé de cavités et de rivières souterraines). Ce roman, comme tous ceux de Maylis de Kerangal, est rigoureusement réaliste, calqué sur le monde contemporain. Il se déroule entre l’automne 2007 et l’hiver 2015, avec de brusques décrochages dans le passé, souvenirs d’enfance de Paula, mais aussi mémoire de l’enfance du monde. C’est le récit des années d’apprentissage et de la métamorphose de Paula, qui a intégré le prestigieux Institut supérieur de peinture de Bruxelles. Avec elle, on apprend l’art de l’imitation et les techniques de l’illusion, du trompe-l’œil.
Une autre histoire prend corps au cours de ces années : l’histoire d’amour entre Paula et Jonas, son colocataire à Bruxelles, jeune élève plutôt doué alors que Paula l’est moins.
La femme au col roulé noir, celle qui lui a présenté le programme d’études à l’Institut, l’a prévenue que tout cela serait assez dense, assez consistant, assez physique. Paula, qui a traînassé pendant deux ans après son bac, et est encline à passer le plus clair de son temps sur la banquette d’un café parmi d’autres comme elle, va se lancer à corps perdu dans cette formation.
Je vous propose de retrouver dans vos souvenirs, ou bien d’imaginer, une situation que vous avez choisie de vivre. Dans cette situation, vous vous êtes trouvé en difficulté, vous avez dû faire des efforts d’adaptation, lutter contre la nouveauté, le manque de repères, la fatigue, la douleur et des moments de découragement sans doute. Mais c’était une situation où vous avez appris, grandi, éprouvé du plaisir peut-être aussi, comme Paula : « Elle se grise, fascinée par ce qu’elle impose à son corps et qu’elle n’aurait jamais cru pouvoir supporter, par la sensation de déceler au coeur du travail une dépense inconnue, de quoi brûler ».
C’était peut-être une situation d’apprentissage, un nouveau travail, une activité sportive, une randonnée particulièrement longue — ou toute autre expérience intense et importante, qui aura nécessité de puiser dans vos plus profondes ressources pour vous dépasser en quelque sorte et atteindre votre objectif. Tentez de nous donner à voir, sentir et ressentir, tout ce que votre narrateur ou narratrice découvre, éprouve et ressent, que ce soit physiquement ou psychologiquement, en restant dans une écriture la plus neutre, la plus proche du réel possible.
Et envoyez-nous votre texte (sans oublier : 1 500 signes (ou « caractères espaces compris) au maximum.
Lecture
- L’auteur et son œuvre
Maylis de Kerangal est née en 1967 à Toulon. Elle a passé son enfance au Havre, fille et petite-fille de capitaine au long cours. Elle a étudié l’histoire, la philosophie et l’ethnologie.
Elle commence à travailler chez Gallimard jeunesse une première fois de 1991 à 1996, avant de faire deux séjours aux États-Unis, à Golden dans le Colorado, en 1997. Elle reprend sa formation en passant une année à l’EHESS à Paris en 1998. Son premier roman, Je marche sous un ciel de traîne, paraît en 2000, suivi en 2003 par La Vie voyageuse, puis par Ni fleurs, ni couronnes en 2006, Dans les rapides en 2007 et Corniche Kennedy en 2008. Ce dernier roman figure alors dans la sélection de plusieurs prix littéraires comme le Médicis ou le Femina.
Elle crée en même temps les Éditions du Baron Perché, spécialisées dans la littérature jeunesse. Elle y travaille de 2004 à 2008 avant de se consacrer à l’écriture. Elle participe aussi à la revue Inculte.
Le 3 novembre 2010, Naissance d’un pont remporte à l’unanimité et au premier tour le prix Médicis. Il remporte aussi le prix Franz Hessel et est sélectionné pour les prix Femina, Goncourt et Flore. Le prix Franz Hessel permet à l’ouvrage de bénéficier d’une traduction en allemand, parue en 2012 chez Suhrkamp.
En 2012, elle remporte le prix Landerneau pour son roman Tangente vers l’est paru aux éditions Verticales. En 2014, elle est la première lauréate du Roman des étudiants France Culture-Télérama (ancien prix France Culture-Télérama), pour Réparer les vivants, également couronné par le grand prix RTL-Lire 2014 ainsi que par le prix des lecteurs de l’Express-BFM TV16, le prix Relay17 et le prix Orange du Livre. Dans cet ouvrage, elle suit pendant vingt-quatre heures le périple du cœur du jeune Simon, en état de mort cérébrale, jusqu’à la transplantation de l’organe.
Réparer les vivants, Corniche Kennedy et Naissance d’un pont ont été adaptés au cinéma.
- Le roman
Le livre comporte trois parties : d’abord, un temps d’apprentissage, au cours duquel Paula va apprendre que pour reproduire la nature, pour reproduire le monde, il faut le connaître, l’incorporer, et que finalement copier, ce n’est que copier. C’est une opération qui interroge l’illusion et la fiction. Ensuite, Paula va faire des chantiers, parcourir l’Europe. Elle travaille, fait des décors, jusqu’à se retrouver dans les studios de cinéma Cinecitta. Elle y rencontre un homme, le Charlatan qui va l’initier aux techniques de reproduction. Ces deux expériences vont faire évoluer Paula, la lester de connaissances et d’expériences. Elle finira par poser un autre regard sur le monde.
Elle se trouve enfin sur le chantier du dernier fac-similé de la grotte de Lascaux. Elle se retrouve confrontée à la naissance de l’art, à la question de la représentation du réel, explore le temps, l’histoire du monde et la mémoire.
J’aime l’écriture de Maylis de Kerangal, dynamique, rythmée, poétique et technique à la fois, visuelle, foisonnante. Une langue précise, juste et riche de jolis mots, de ces mots que l’on relève en se disant « Je ne le connais pas bien celui-là, ou si peu que je vais le noter et chercher sa définition. » J’aime aussi ses personnages, pas des héros mais des êtres vivants, présents au monde, en prise avec le réel, dont Maylis de Kerangal sait fort bien nous faire partager l’intimité, en finesse et justesse des sentiments. J’aime enfin être embarquée dans des univers qui me sont étrangers, être initiée. Les romans de Maylis de Kerangal nourrissent si bien l’imaginaire.
Il y a chez elle une passion du détail concret et une fascination pour l’exploration minutieuse. Elle s’appuie sur une documentation exhaustive. La sensualité, l’énergie de son écriture, son attention aux matières, aux corps s’expriment magnifiquement.
Le style de Maylis de Kerangal se caractérise essentiellement par l’usage d’une phrase ample dans laquelle prévaut la juxtaposition. Cette façon d’écrire permet d’obtenir un tempo vif, dynamisé, proche de l’oralité. Le travail du rythme s’appuie également sur un travail de densification par des pratiques de liage entre ces unités hétérogènes. Maylis de Kerangal allège les marques typographiques des discours rapportés en supprimant les guillemets et, le plus souvent, les tirets dialogiques.
Le style de Maylis de Kerangal repose enfin sur un équilibre entre emphase lyrique et précision technique. Elle incorpore des éléments hétérogènes issus d’univers variés, les termes techniques, les mots recherchés voire rares cotoient les idiomes adoslescents, parfois l’argot voire un terme grossier. Elle plonge dans la substance, jusqu’à des couches profondes, et déploie un vocabulaire riche : pigments, palettes, craie, pinceau à laque en poils d’ours d’Alaska, queues de morue, effilé à hampe de bois en martre Kolinsky, Vert céladon, Bleu de cobalt, Noir de vigne, Orange de chrome, Alizarine cramoisi, Vert de vessie, Jaune de cadmium,…
Son roman questionne le rapport à la fiction. Qu’est-ce que le vrai, le faux ? se demande Maylis de Kerangal. Et elle nous propose cette réponse : « Par la fiction on peut accèder à des formes de vérité, à des formes de vie, et à des vies auxquelles on n’a pas accès. »
Car tout au long de ce nouveau roman, la création picturale fait écho à la création littéraire. Comme ses personnages, l’auteure de Réparer les vivants (Verticales, 2014) produit de la littérature en creusant sa matière, en exhumant les histoires qu’elle charrie. Pour peindre correctement la carapace d’une tortue, Paula consulte les atlas, arpente le Muséum, parle kératine avec la coiffeuse, relit Le vieil homme et la mer. Car que serait la matière sans les histoires ? « Paula regarde sa feuille, piste la façon dont son imagination se saisit peu à peu des éléments du monde, compose les matières de son rêve, travaille à la lente et prodigieuse aimantation des images. »
S.L.
Sylvette Labat propose pour Aleph-Écriture des ateliers d’écriture à Toulouse : ateliers ponctuels à partir de parutions récentes, modules de la Formation générale à l’écriture littéraire, stages.
Sa prochaine intervention a lieu du 19 janvier au 23 mars 2019, sur 3 journées « Récit polyphonique ». Le 25 janvier elle proposera un nouvel atelier ouvert à la médiathèque Les Granges.