Écrire à partir du roman « Les Billes du Pachinko » d’Elisa Shua Dusapin

Cette semaine, Alain André vous propose d’écrire à partir du deuxième roman d’Elisa Shua Dusapin, Les Billes du Pachinko (Zoé, août 2018).  Envoyez-nous vos textes (un feuillet standard ou 1500 signes maxi, caractères espaces compris) jusqu’au 2 novembre à l’adresse suivante : atelierouvert@inventoire.com.
(NB: La version de votre texte doit être envoyée sous Word ou équivalent – nous n’acceptons pas de fichier PDF- en indiquant en haut votre nom).

 

Extrait

« Je sors du train, m’engouffre dans le boyau de la gare de Shinagawa. Écailles sur les parois, des écrans numériques vantent un dentifrice avec une femme aux crocs scintillants. Flux de gens pressés. À l’extérieur, des ouvriers démontent les restes d’un chantier. Une plateforme surplombe un parc de cerisiers, parcellé d’enclos où fument des salarymen, le geste saccadé. Ils écrasent les mégots sur des pierres qui me rappellent le sel qu’on donne aux chevaux.

Je suis les instructions de Mme Ogawa. Emprunter la passerelle menant au complexe résidentiel, immeuble 4488, signaler mon arrivée dans l’interphone, l’ascenseur me fera monter jusqu’au dernier étage.

La porte s’ouvre sur l’intérieur de l’appartement.

Malgré la chaleur, Mme Ogawa porte une veste de tailleur, un pantalon éponge et des chaussures. Elle est plus âgée que je ne pensais. Sa maigreur doit la vieillir. Elle a envoyé sa fille, Mieko, faire une course à la supérette. En l’attendant, elle souhaite me faire visiter les lieux.

Un long couloir relie une série de pièces dans une parfaite symétrie. Nous commençons par la salle de bain. Plastique couleur chair, minuscule. J’y tiens à peine debout. En face, la chambre à coucher, tout aussi étriquée, armoire encastrée, moquette brune. Il y a deux couvertures sur le lit, l’une bien repassée, l’autre froissée, avec des jupes et des t-shirts en vrac. Flotte un relent de tabac froid.

– C’était un hôtel autrefois, l’étage fumeur, s’excuse Mme Ogawa. Nous avons pu emménager lorsqu’il a fait faillite. Mon mari est ingénieur de trains à grande vitesse. Il a travaillé à l’agrandissement de la gare de Shinashawa pour l’arrivée du Shinkansen. Le quartier se développe. Cette immeuble va redevenir un hôtel, les travaux sont prévus d’ici la fin du mois mais pour l’instant, nous sommes les seuls à vivre ici.

Elle m’observe depuis l’embrasure, la main sur la poignée. Je fais un petit tour sur moi-même, embarrassée par cette intimité qu’elle m’offre à voir sous une ampoule sans abat-jour. Il n’y a pas de fenêtres.

À l’extrémité du couloir, un salon cuisine, ouvert, à l’américaine. La gazinière occupe presque tout l’espace, avec la bibliothèque. Derrière la baie vitrée, une couche de pollution floute la mégalopole à nos pieds.

Mme Ogawa me reconduit dans l’entrée.

– La chambre de Mieko est en bas, dit-elle en dégageant une porte à moitié cachée par un portemanteau, qui s’ouvre sur un escalier de béton. / Prenez garde, il faut descendre pour allumer la lumière.

Sa voix est légèrement amplifiée, comme dans une grotte. Je la suis à tâtons jusqu’à sentir un sol caoutchouteux. Il fait plus humide encore. Des néons grésillent, puis révèlent une estrade parcourue d’une rembarde de verre. En contrebas, une fosse. Le sol en pente douce se termine par une bouche d’écoulement, et dans un angle, un lit pour une personne.

Mme Ogawa pose les mains sur la rambarde.

– La piscine. Elle n’était pas fonctionnelle, même du temps de l’hôtel. Des moisissures. Depuis que nous l’avons vidée, c’est très sain. Mieko dort ici, provisoirement.

Je me penche pour mieux voir. Autour du lit, un bureau, une commode, un tapis de yoga et un cerceau, multipliés par un miroir sur deux parois. La rampe d’escalier a été prolongée par des cubes en plastique. Me vient l’image du Tetris, ce jeu d’arcade dans lequel des formes géométriques tombent et qu’il s’agit d’agencer sans laisser d’espace.

– Vous aimez le yoga ? demande Mme Ogawa.

Je dis que je ne peux pas savoir, je n’en ai jamais fait. Elle hoche lentement la tête. »

 

Proposition d’écriture

Dans son nouveau roman, Les Billes du Pachinko, Claire, une jeune Franco-coréenne n’ayant jamais mis les pieds, elle, en Corée, puisqu’elle vit en Suisse, se rend au Japon chez ses grands-parents coréens. Ce sont des émigrés coréens au Japon, comme il y en a un certain nombre depuis la guerre de Corée, de 1950 à 1953, qui a résulté de la partition de la Corée par les Alliés, liée au fait qu’elle était occupée par le Japon, et a fait environ 3 millions de morts et autant de réfugiés.

Claire se trouve donc à Tokyo, la plus grande ville du monde, et elle rêve d’emmener ses grands-parents revoir la Corée, où ils n’ont pas mis les pieds depuis plus de 50 ans. Dans le premier chapitre, on ne sait pas tout ça, bien sûr : on la voit arriver chez une prof de français au Japon, qui souhaite qu’elle donne des cours de français à sa propre fille, Mieko.

Dans son premier roman, Hiver à Sokcho, l’héroïne était au contraire une jeune Franco-coréenne qui n’avait jamais mis les pieds en Europe et travaillait dans un hôtel. Sokcho est une petite ville portuaire, et balnéaire l’été, modérément, qui se trouve en Corée, du Sud mais pas très loin de celle du Nord. Elle voit arriver un jour  à l’hôtel un dessinateur de BD français, Yan Kerrand. Elle s’approchera de l’encre noire de Kerrand, portant même un doigt trempé dans l’encre pour le porter à ses lèvres en contrepartie d’un baiser qu’elle n’a pas reçu ; lui refusera jusqu’au bout son plat à l’encre de seiche et toute sa délicate cuisine coréenne. L’amour, on le sait, est souvent un problème interculturel …

Ce qui intéresse dans les deux romans, d’abord, c’est qu’on a affaire dans les deux romans à une rencontre rendue compliquée par l’écart à la fois culturel et linguistique entre les personnages. Il agrandit en quelque sorte l’écart qui préside de toute façon à toute rencontre. Dans Hiver à Sokcho, les échanges entre Kerrand et la Franco-coréenne ont lieu en anglais (alors que le père de l’hôtesse est française et qu’elle parle mieux le français que l’anglais, mais elle n’ose pas le dire, car la nationalité française de son père est de l’ordre de l’intime). Dans Les Billes du Pachinko, il a lieu en japonais, entre une Japonaise, Mme Ogawa, ou Henriette pour ses élèves, qui est prof de français et une Franco-coréenne qui parle  français et japonais, mais pas le coréen…

Les personnages sont divisés, comme l’est encore aujourd’hui la péninsule coréenne. La communication est « comme une corde qui s’effile entre deux falaises, on y marche entre deux falaises sans jamais savoir quand elle se brisera ».

Cette sensibilité à la séparation aboutit à ce résultat  paradoxal que le roman nous donne les briques de fondation d’un type de roman universel : un lieu (hôtel, hôtel transformé en appartement) ; un narrateur, qui reçoit un inconnu, ou au contraire est reçu par un-e inconnu-e ; l’inconnu en question, avec son physique, ses attitudes, ses gestes, ses vêtements, ses paroles et ce qu’elles déclenchent ; et enfin une rencontre, accompagnée des difficultés de toute rencontre : l’écart, les codes culturels différents, les langues plus ou moins maîtrisées, la pudeur, la timidité, la face à ne pas perdre. Les codes sociaux, professionnels ou familiaux, à respecter ou transgresser, mais qui rassurent, aussi.

Tout ça, que l’écrivain montre dès sa première séquence, est donné à voir et à sentir. Mots précis, détails précis, le moins de commentaire possible. Mais on nous cache des choses, aussi. Il faut que le lecteur se pose des questions : dans la première page d’Hiver à Sokcho, on ignorait ce que Ferrand pouvait bien venir faire à Sokcho, on ignorait ce qui allait pourvoir se passer ou non entre eux. Dans la première page des Billes du Pachinko, on ignore ce que Claire vient faire au juste à Tokyo, on ne sait même pas que l’appartement étrange qu’elle découvre est un ancien hôtel, on ignore pourquoi elle s’y trouve. C’est la base technique de tout récit : le montré-caché. Un jeu qui se joue à deux : avec le lecteur.

Je vous propose de prendre des notes, par étapes, sur un début de récit que vous pourriez avoir envie d’écrire. Votre manière peut imiter celle d’Elisa Shua Dusapin ou s’en éloigner totalement. Vous êtes peut-être plus poète que romancière, par exemple. Ou bien vous aimez la fantasy, ou le roman sentimental, ou le polar, et c’est une autre écriture… À vous de voir, et profitez-en : au début d’une fiction, on a le sentiment d’une totale liberté.

D’abord, où ça se passerait, votre affaire ? Choisissez un endroit que vous connaissez suffisamment. Elisa choisit la Corée et le Japon, mais elle connaît bien pour y avoir déjà passé du temps ces deux pays. Ne partez pas d’un coup en Papouasie occidentale pour faire exotique, si vous ne savez rien de ce pays, pas même qu’il s’appelle le Papua Barat. Où dans le monde ? Et, plus précisément, quel décor ? Extérieur jour ? Intérieur nuit, comme on dit au cinéma. C’est désert, ou tellement encombré de monde, comme le feu d’artifice à Paris le 14 juillet au pied de la tour Eiffel, que les personnages vont devoir hurler pour communiquer ? Prenez des notes, cinq minutes. Vous pouvez écrire au présent, ça se passe à Montfermeil. Ou au conditionnel, ça aurait lieu en 1984 à New Rochelle, donc pas très loin de New York.

Ensuite, qui est l’autre ? L’autre personnage ? Un inconnu. L’équivalent de Yan Kerrand ou de Mme Ogawa. Comment le voyez-vous ? Comment pouvez-vous le donner à voir et à sentir au lecteur, en quelques traits, comme une esquisse de portrait ? Avec un détail central, peut-être, ou peut-être pas encore ? Quel écart existe entre les deux personnages, culturel, financier, linguistique,  d’âge, que sais-je encore ? Faites que l’écart soit important, n’hésitez même pas à l’exagérer.

Décidez, chemin faisant, qui est « l’un », si je puis dire, puisque j’ai parlé de « l’autre » ? Est-ce lui/elle qui raconte, ou l’autre ? Si c’est plus ou moins vous, pouvez-vous déplacer un peu votre personnage, comme le fait Elisa, toujours Franco-Corénne, mais n’ayant jamais mis les pieds en Europe dans le premier récit, n’ayant jamais mis les pieds en Corée dans le second ? Votre narrateur/trice, après tout, c’est un personnage, vous pouvez lui ajouter le nez rouge ou le chapeau que vous voulez. Pour vous, notez ce que l’un de vos deux personnages fait là, mais que le lecteur n’a pas encore besoin de savoir, comme il ne sait encore qu’à peine, et seulement grâce à la quatrième de couverture, que Kerrand est un dessinateur de BD qui cherche l’inspiration loin de sa Normandie natale, et que Claire veut emmener ses grands-parents en Corée. C’est le secret, vous pouvez même noter « SECRET : » avant de le prendre en note. Mais il est important de savoir qui cherche à savoir (le narrateur, en général) et ce qui reste un mystère (Kerrand, mais l’origine française de l’hôtesse, aussi bien ; ce que Claire fiche chez Mme Ogawa, et quel rapport avec cette histoire de grands-parents coréens)…

Ensuite, il s’agit d’écrire la rencontre entre les deux personnages. Visualisez-là.  Essayez de vous rendre sensible à ce qui fait la difficulté de cette rencontre. L’écart, les codes maîtrisés ou pas. À ce qu’éprouvent les personnages l’un par rapport à l’autre : la curiosité, la pudeur, l’intérêt, le désir, la répulsion, le dégoût… Puis écrivez ce qui se passe, à partir du moment où l’un des personnages entre dans le champ du regard de l’autre : N’essayez pas de conclure, en ce qui concerne la relation. Écrivez juste la première séquence d’une relation qui démarre, de quelque ordre qu’elle soit. Montrez : la lumière, les objets, les meubles ou le paysage, les paroles, peut-être même les pensées de celui du point de vue duquel ou de laquelle la scène est racontée. N’allez pas trop vite, ayer le souci des détails. Travaillez avec vos antennes. Puisez dans vos notes.

Écrivez simplement… une première page.

 

Lecture

L’auteure des Billes du Pachinko, Elisa Shua  Dusapin, est une jeune Suisso-coréenne qui a suivi un master de création littéraire à l’Institut littéraire de Bienne, en Suisse. Elle est née  en Corrèze en 1992 d’un père français et d’une mère sud-coréenne, qui était journaliste radio en Suisse alémanique. Elle a grandi entre Paris, Séoul et Porrentruy, dans le Jura suisse, lit autant en français qu’en allemand ou en coréen, passe chaque année  des semaines ou des mois en Corée. Pour son premier roman, intitulé Hiver à Sokcho, elle a reçu plusieurs prix (le prix Walser, le prix Alpha, le prix Régine Desforges, l’un des prix « Révélation » de la SGDL).

J’ai adoré son premier roman, Hiver à Sokcho, et je voulais déjà imaginer l’an passé à partir de cette prose étonnante une séance d’atelier ouvert. Ça s’est passé autrement, de sorte que cette séance évoque les deux romans de l’auteure.

Dans les deux textes, j’ai aimé le ton de l’auteure : phrases ramassées, quasi minimalistes. Personnages drôlatiques. Paysages désolants. Observations précises, détails concrets, images qui décoiffent. Distance gigantesque entre ces falaises que sont les personnages — Claire a proposé de donner des cours à Mieko, mais elle ne connaît rien aux enfants. Distance même à l’intérieur de soi, en raison de la différence ou de l’indécision des codes, différents en Suisse, au Japon et en Corée, en raison aussi de l’incertitude de la langue parlée entre les personnages, qu’ils ne maîtrisent souvent que de manière imparfaite. Et puis il y a un sens esthétique de la relation entre les êtres, particulièrement évident dans les relations de l’héroïne d’Hiver à Sokcho et de Yan Kerrand. Les relations peuvent être ratées entre les corps et la conversation, et il arrive pourtant que ce ratage constitue une vraie source d’émulation artistique. Les sens vibrent, l’âme s’apaise… Quand vous vous procurerez Les Billes du Pachinko, n’hésitez donc pas à prendre en même temps Hiver à Sokcho, ce sont deux romans courts — et intenses.

A.A.

Alain André est l’auteur de romans, de fictions brèves et d’essais consacrés à l’écriture et aux ateliers. Il a pris l’initiative de créer Aleph-Écriture en 1985 et vit désormais à La Rochelle. Il y conduit divers ateliers d’écriture, notamment des ateliers ouverts, les modules de la « Formation générale à l’écriture littéraire » et un cycle consacré au genre romanesque. Son dernier essai consacré à l’écriture (Devenir écrivain, Leduc.s) a été réédité en février 2018, augmenté d’un dossier de Nathalie Hégron consacré à l’autoédition numérique.

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