Cette semaine, Alain André vous propose d’écrire à partir du texte enfin réédité du Nobel de littérature Claude Simon : Le Cheval (éditions du Chemin de fer, 2015). Envoyez-nous vos textes (un feuillet standard ou 1 500 signes maxi) jusqu’au 30 mai à l’adresse: atelierouvert@inventoire.com
Alain ANDRÉ
Extrait
« Tout était noir. On ne pouvait pas voir la tête de la colonne. On ne pouvait rien voir du tout (sauf quelquefois – mais pas voir, seulement distinguer : et même pas distinguer : deviner – la croupe du cheval devant soi) : seulement entendre le monotone, l’infini et multiple piétinement, le multiple martèlement des centaines de sabots sur l’asphalte de la route. Comme un grignotement, menu, sans fin ni commencement, statique, comme le bruit que produiraient des milliers d’insectes (les chevaux, les vieux chevaux de l’armée, l’antique rosse à massacres qui va le long des longues routes de la guerre, branlant sa lourde tête cuirassée de plaques métalliques, n’a-t-elle, n’ont-ils pas quelque chose de cette raideur de crustacés, cet air vaguement ridicule, vaguement effrayant de sauterelles, avec leurs pattes raides, leurs os saillants, leurs flancs annelés comme des corselets) grignotant le temps, l’espace : quelque chose (ce bruit, ce piétinement) du même ordre que la pluie patiente qui tombait sans arrêt, ruisselant sur les dos, les cuirs, plus fort que le sommeil qui tassait les hommes sur leurs selles, les têtes dodelinant sur les poitrines, engourdis dans une douloureuse torpeur dont ils ressurgissaient, sursautant, jurant au trébuchement d’un cheval – car les chevaux partagent avec les soldats cette faculté de pouvoir eux aussi s’assoupir en mouvement, dormir tout en continuant de marcher, exténués, continuant cependant à mouvoir mécaniquement à travers le sommeil leurs membres fourbus -, ahuris (les hommes), retrouvant, clair, immense, lancinant, le bruit, ce grésillement qu’en réalité ils n’avaient pas cessé d’entendre, de percevoir eux aussi à travers leur sommeil comme un fond sonore, insistant : l’inquiétante, l’éternelle et barbare rumeur des armées en marche.
J’essayai de regarder l’heure à mon poignet, sans y réussir. L’eau s’infiltrait en fines rigoles entre les sacoches à avoine et les jambes, et, aux genoux, le drap de ma culotte était complètement détrempé. « Oh ! Maurice ! dis-je. Tu dors ?
- Non, dit Maurice.
- Alors dis quelque chose, dis-je. Nom de Dieu, dis quelque chose de drôle.
- Va te faire foutre, dit Maurice. Je n’en peux plus.
- Alors dis-le au lieutenant, dis-je. Dis-le au lieutenant qui le dira au capitaine qui le dira au commandant qui le dira au colonel qui t’enverra son chauffeur et sa voiture pour te prendre.
- Va te faire foutre, répéta Maurice. »
Suggestion
Cette page constitue l’ouverture d’un récit d’une cinquantaine de pages. Il représente le premier jalon de l’histoire du cavalier rescapé des Flandres pendant la débâcle de 1940, que l’auteur n’aura de cesse par la suite de recomposer, notamment dans La route des Flandres, qui paraît en 1960, deux ans après la parution en revue du Cheval. Rien à voir avec un « brouillon » du roman à venir : il s’agit d’un « pur cristal taillé, facetté avec art », comme l’écrit Mireille Calle-Gruber dans sa postface : d’un récit singulier, autonome, emblématique de l’œuvre.
La première partie expose la situation. Une colonne du 31ème régiment de dragons fait route vers son cantonnement, dans la nuit et sous la pluie. Chaque cavalier est pris dans ce mouvement collectif des chevaux et des hommes, dont il ne peut s’extraire, le groupe primant sur la volonté individuelle. Il reste à tenir, malgré l’épuisement, malgré l’envie de dormir. Le narrateur fait partie des cavaliers, comme son compagnon Maurice. Il tente simplement de restituer le paysage intérieur, comme anonyme, que les sens lui suggèrent. Son récit, qui mêle les observations et les pensées, est conduit au « on ». Ses sens restituent des informations parcellaires, décalées, inutiles – ce qu’on distingue, ce qu’on entend, qui échoue à faire voir véritablement ce qui est en train de se passer. Seules les comparaisons permettent d’en tirer moins une idée que des images hallucinées : « comme un grignotement… comme le bruit que produiraient des milliers d’insectes… comme des corselets… du même ordre que la pluie patiente…comme un fond sonore, insistant… »
Par intervalles, le narrateur tente de s’extraire de cette poix ; c’est alors le « je » qui prend le relais du « on » et s’adresse au camarade englué comme lui dans cette procession si angoissante qu’à la fin il faut bien que quelqu’un essaye de dire quelque chose, voire « quelque chose de drôle » : « Oh ! Maurice ! dis-je. Tu dors ? »
D’autres ont évoqué avant comme après Simon ce genre de situations : Jean Echenoz, par exemple, dans 14 (Minuit, 2012), qui s’ouvre sur une scène de mobilisation, avec de jeunes recrues enfermées dans le train qui les mène vers le front. Mais la guerre est loin d’être la seule « scène » capable de fournir ces situations puissamment contraintes. Outre les déplacements (colonne de cavaliers, piétons en horde, voitures prises dans un embouteillage, recrues embarquées dans un bateau ou un train), la vie en groupe en propose d’innombrables : nuit dans refuge de montagne ou un dortoir de lycée, passage d’un examen ou d’un concours, à vous de compléter la liste avec vos souvenirs, vos idées. Car vous aussi, forcément, il vous est arrivé d’être comme « pris » dans une situation analogue : collective, imposée.
Et si vous tentiez de vous transporter mentalement dans une de ces situations, afin de reconstituer le paysage intérieur du personnage pris dans cette nasse ? Appuyez-vous, pour voir, sur les outils utilisés par Claude Simon dans cette page d’ouverture (peut-être vous donneront-ils d’autres idées encore, tant mieux) : l’usage du « on » surplombant celui du « je » (ou du « il », du « elle ?) ; la scrutation du « paysage » par les différents sens ; et le recours aux comparaisons pour nommer ce qui n’est pas ou plus perçu au premier degré (les sabots des chevaux comparés à des milliers d’insectes).
Écrivez ainsi une scène d’atmosphère (ce que le récit conventionnel nomme une « pause descriptive »), prise dans une impression forte (comme l’épuisement et l’angoisse sourde des cavaliers), que viendra en fin de course rompre quelque chose, parole, évenement, besoin de rompre l’enchantement collectif. Elle fera bien entendu un feuillet standard (1 500 signes au maximum), que vous êtes invité à nous envoyer.
Lecture
De Claude Simon, on sait en général qu’il est l’un des auteurs du « nouveau roman » et que son œuvre a été récompensée par le prix Nobel de littérature en 1985. On le lit un peu moins, parce qu’il a la réputation d’être « difficile », adjectif qui tue avec beaucoup d’efficacité au début du 21ème siècle.
Résumons. Claude Simon (1913 – 2005) est né d’un père militaire (qui meurt quelques mois plus tard à Verdun) et d’une mère qui mourra elle aussi trop tôt, en 1925, d’un cancer. Élevé par une grand-mère maternelle et l’un de ses oncles, sous la tutelle d’un cousin, il a grandi à Perpignan avant de rejoindre Paris. À partir de 1931, il se consacre à la photographie et à la peinture. Il fait son service militaire au 31ème régiment de dragons de Lunéville en 1934-1935, puis commence à écrire, se rend à Barcelone auprès des républicains, une expérience qu’il décrira dans Le Palace, puis en Allemagne et dans les pays de l’Est, tout en commençant à écrire son premier roman, Le Tricheur, publié à la Libération. Mobilisé en 39, il est fait prisonnier en juin 40, s’évade en se faisant passer pour malgache et rejoint Perpignan, puis Paris et la Résistance. Après la guerre, il devient viticulteur et recommence à écrire. Il fait paraître quatre romans au Sagittaire et chez Calmann-Lévy, de 1945 à 1954, mais trouve sa véritable voie à partir de 1957, date de parution du texte Le Vent. Tentative de restitution d’un retable baroque, chez Minuit qui publiera dès lors tous ses textes. Suivent les maîtres romans de celui que l’on considère comme l’un des piliers du « nouveau roman » : L’Herbe (1958), La Route des Flandres (prix de l’Express en 1960), Le Palace (1962), Histoire (prix Médicis 1967), La Bataille de Pharsale (1969), Les Corps conducteurs (1971), Triptyque (1973), Leçon de choses (1975), Les Géorgiques (1981), L’Invitation (1987), L’Acacia (1989), Le Jardin des plantes (1997) et Le Tramway (2001).
Les quelque cinquante pages du récit intitulé Le Cheval ont été publiées pour la première fois en février et mars 1958, en deux livraisons, dans Les Lettres nouvelles alors dirigées par Maurice Nadeau. Elles sont enfin rééditées par les éditions du Chemin de fer, redonnant à ce bref joyau la place qu’il mérite. Il se situe en effet entre le « journal de guerre » de La Corde raide (dont l’auteur a interdit la réédition) et les réélaborations ultérieures parues chez Minuit, de La Route des Flandres (1960) à Histoire (1967), Leçon de choses (1975), Les Géorgiques (1981), L’Acacia (1989) et Le Jardin des Plantes (1997). Le Cheval est ainsi le premier récit abouti de tout un pan de l’œuvre, consacré au motif fondamental de la participation de l’auteur à la déroute de 1940, et au miracle de sa survie au sein d’un régiment de cavalerie, le 31ème Dragons de Lunéville, globalement sacrifié par la stratégie militaire. Simon aura travaillé là-dessus pendant deux décades : « Il y a vingt ans que je songe à faire La Route des Flandres », avoue-t-il en 1960 dans un entretien donné aux Lettres nouvelles. « Et il y a vingt ans que ce livre me fait peur ». La composition pour orchestre de chambre a donc préludé à l’orchestration symphonique. Les deux témoignent du fait qu’écrire constitue pour l’auteur un enjeu de survie : « L’écrivain est un peu comme un naufragé sur son île », écrira-t-il : « Il écrit sur un bout de papier qu’il est là, qu’il est vivant, qu’il se trouve à tel endroit ».
La postface de Mireille Calle-Gruber, auteur d’une belle biographie de Claude Simon, porte témoignage, grâce aux manuscrits conservés à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, d’un travail complexe effectué au-delà, non seulement des quelques lignes de notes du journal, mais des premières moutures (la « bouillie », que l’auteur détruisait lui-même). Recopiage, variations, rédaction par fragments, tissage des thèmes, quête d’une structure organique, composition par analogie, symétrie ou contraste, plan, grilles, directives, mots-guides : l’écriture est une découverte progressive de ce que nos réflexes (narratifs notamment) recouvrent vraiment.
Car au fond, que se passe-t-il dans ce récit, qui narre une péripétie de 48 heures à peine ? Presque rien : un régiment arrive en cantonnement dans un village du nord de la France. On voit la misère paysanne, on assiste au passage miraculeux d’une femme, on a les échos d’un vaudeville campagnard (cocufiage, inceste, vendetta). Un cheval meurt, qu’on veille et qu’on enterre ; puis le régiment repart. Et tout cela prend une dimension mythique. Les personnages sont à la dérive, l’agonie du cheval et du camarade juif riment étrangement, une jeunesse est sacrifiée. La phrase de Claude Simon lie l’infiniment petit et le cosmique. L’exposition des thèmes (première partie) prélude au développement de la comédie humaine locale (deuxième partie), avant la reprise des thèmes sur un mode à la fois tragique et méditatif (troisième partie). Le tempo enfin, qui fait alterner la lenteur des passages descriptifs et le dialogue précipité, brutal, du narrateur et de son camarade Maurice, permet aussi de jouer sur les points de vue et les ruptures de registre.
Les deux soldats rivalisent ainsi dans l’ironie macabre, offrant un contrepoint grandguignolesque au tragique de la situation du régiment : « J’ai l’impression », note Maurice, le juif promis à la mort, « qu’au foirail le kilo de cheval vaut plus cher que le kilo de juif ». Ne leur reste en somme que l’esprit : les vertus du langage. Au fond, c’est ainsi que travaille Claude Simon, retravaillant-fictionnalisant pendant des années les mêmes bouts de scène immuables, déjà notés dans le journal de guerre de septembre et octobre 1940. « Cette faculté de sentir-écrire-fabuler », observe Mireille Calle-Gruber, « c’est sa force de résistance. C’est ce qui ne meurt pas. Qui recueille à jamais le vif des émotions, et trouve dans la lenteur hallucinée de l’écriture les mots qui disent le désir du désir de vivre ».
La prose exigeante de Simon a été longtemps snobée par les médias, pour « hermétisme, confusionnisme, artificialité » (j’en passe). Son extraordinaire usage des participes présents et des parenthèses, comme sa phrase tantôt brève, tantôt complexe, ou ses rivières de comparaisons, en ont défrisé plus d’un, tant pis : je profite de cette belle réédition du Cheval pour redire à quel point il reste, plus de cinquante ans après la parution de La Route des Flandres, l’un de nos contemporains majeurs. Depuis le début des années 80, il fait partie avec quelques autres, dont Roland Barthes et Georges Perec, des interlocuteurs capitaux des ateliers d’écriture. Pour ma part, je me suis longtemps imaginé en Claude Simon : rêvant à sa science du montage, admirant sa phrase, glissant dans mes textes quelques phrases « à la Claude Simon », pour rien, pour le plaisir, pour la jubilation de rendre hommage à celui dont la préface à Orion aveugle (Skira, 1970) et le Discours de Stockholm (1986) ont le plus exemplairement nommé ce que j’appelle « écriture » : moins la représentation que la production et la découverte d’un paysage intérieur, dont l’exploration « ne peut avoir d’autre terme que l’épuisement du voyageur ».
A.A.
Alain André a pris l’initiative de créer Aleph-Écriture en 1985. Auteur de romans, de fictions brèves et d’essais, il conduit des ateliers d’écriture à La Rochelle. Son prochain atelier d’écriture de fiction, consacré à l’art de la nouvelle, ouvre le lundi 25 avril 2016.