Cette semaine, Emmanuelle Dufaure vous propose d’écrire à partir de Dans ce jardin qu’on aimait, de Pascal Quignard (Grasset, 2017). Envoyez-nous vos textes (un feuillet standard ou 1 500 signes maxi) jusqu’au 10 avril à l’adresse: atelierouvert@inventoire.com
Extrait 1
Le récitant
« Un pasteur américain, en 1860, a noté les sons que les gouttes de la pluie faisaient retentir sur l’herbe et les petits sentiers de graviers du jardin de la cure.
Il transcrit des mois durant, des saisons durant, des années durant, tous les chants des oiseaux qui viennent y nicher, se percher dans les branches, se dissimuler sous les feuilles des arbres.
Il s’appelait Simeon Pease Cheney.
Le révérend Cheney vivait exactement au temps où le pasteur Brontë finissait ses jours, alors que ses trois filles et son fils étaient morts » (p.17).
Extrait 2
Siméon
« C’est cette maison, mon labyrinthe. C’est ce jardin, mon labyrinthe. Ce n’est pas elle en personne, Eva, ta mère, bien sûr, je ne suis pas fou. Mais ce jardin, c’est elle qui l’a conçu, c’est son visage.
Car c’est un visage, un jardin !
Ce n’est pas un parterre de fleurs. Ce n’est pas seulement un potager. Ce n’est même pas un dépôt de lys, de chrysanthèmes et de glaïeuls magnifiques qu’on coupe pour mettre dans les vases des chapelles en l’honneur des saints martyrs du calendrier,
sur la nappe de l’autel en l’honneur du sacrifice de Notre Seigneur,
sur les dalles des tombes en l’honneur des morts familiales.
C’est un merveilleux visage invieillissable.
Ô merveilleux visage qui même rajeunit tous les jours
Qui embellit à toutes les saisons.
Dédale de plus en plus beau dans lequel je me perds,
Dont je préserve toutes les essences,
Dont je multiplie les couleurs.
Dont je garde dans des enveloppes toutes les graines une à une, sur lesquelles je note leur nom savant.
Dont je me suis mis à noter tous les chants qui s’ébrouent et vivent sur les branches » (p.47-48).
Extrait 3
« Simeon Pease Cheney pose les deux mains bien à plat sur les deux épaules du récitant alors que ce dernier, assis devant le clavier, commence à jouer les œuvres qu’il a écrites au lendemain de la mort d’Eva R. Cheney.
Siméon
Ma femme, ma femme,
le robinet dans la cour ferme mal.
Entends-tu l’eau qui tombe
dans l’arrosoir qui est près de la porte
à côté de la marche de pierre grise
sous la vigne vierge, tu entends ? Tu entends ?
Le récitant cesse subitement de jouer.
Il lève les mains dans l’air obscur, les poignets recourbés.
On n’entend rien.
Siméon
Et alors la goutte d’eau pourtant si claire qui
tombe au fond de l’arrosoir
décompose, chaque fois qu’elle sonne, une surface sombre
où se répercutent
de curieux reflets qui se brisent.
Ah, c’est exactement ainsi que murmure la fraîcheur,
l’été,
quand la grenouille quitte son chapeau de feuilles à la fin du crépuscule,
et hèle son amour.
C’est ainsi
que la rosée monte sur les herbes à la fin de la nuit.
C’est ainsi que les larmes,
le matin, le midi, le soir,
ne tombent pas, ne tombent pas mais
doucement
coulent sur les joues amaigries et la barbe qui naît » (p.83-84).
Proposition d’écriture
Dans ce jardin qui ne vieillit pas, il y a donc le père, un pasteur américain, Simeon Pease Cheney, qui est le personnage principal du récit. Ce personnage étonnant a vraiment existé et noté, entre 1860 et 1880, par amour pour le visage de sa femme disparue, tous les chants d’oiseaux et musiques de son jardin près de Geneseo (« Wood Notes Wild, Notations of Bird Music»), ce qui en fait le premier compositeur contemporain, un siècle avant Olivier Messiaen.
Dans ce jardin, il y a également la fille, Rosemund, professeur de chant et de violoncelle, étouffée par l’amour du pasteur pour l’image de la défunte mère Eva. Il y a aussi le récitant, qui ouvre son piano pour jouer la partition des silences en contrepoint de l’histoire. Et il y a surtout, dans les coulisses, côté jardin évidemment, le profil sombre et discret de l’auteur, Pascal Quignard, qui orchestre cette promenade sonore avec pudeur.
Il confie dans son avertissement : « Je veux recopier la phrase de Simeon Pease Cheney qui se trouve à la page 3 de « Wood Notes Wild » qui m’a fait monter les larmes aux yeux quand je l’ai découverte : ‘ Même les choses inanimées ont leur musique. Veuillez prêter l’oreille à l’eau du robinet qui goutte dans le seau à demi-plein ’. » Pour Quignard, écriture et musique ont toujours formé des sœurs d’âmes. L’auteur, qui a obtenu le prix Goncourt 2002 pour Les Ombres errantes (Grasset, 2002), est surtout connu pour un court roman consacré à l’univers musical baroque, Tous les matins du monde (Gallimard, 1991), dont l’adaptation cinématographique a été réalisée la même année par Alain Corneau, avec Jean-Pierre Marielle et Guillaume Depardieu.
Dans ce jardin qu’on aimait met en scène, vingt ans plus tard, ce même paradis perdu de la musique. L’auteur entraîne ses deux personnages et le récitant dans sa quête, en amont du sens des mots et de la formation du langage, écoutant la nuit des objets et de la nature, leur musique énigmatique : « Il est possible que l’audition humaine perçoive des airs derrière la succession des sons de la même façon que l’âme humaine perçoit des narrations au fond des rêves les plus chaotiques », écrit-il.
C’est à cette expérience créative singulière, développant le sens de l’ouïe, que vous invite la proposition suivante.
Partez à votre tour à la recherche de l’air d’un jardin perdu ou rêvé. Faites entendre au lecteur, dans votre texte, ce jardin réel ou fictif, avec toutes les nuances de son paysage musical. Pour trouver l’air juste, prêtez l’oreille à toutes les choses animées, oiseaux, insectes, arbres, ou inanimées, objets de jardinage, pont, puits, épouvantail, qui habitent ce lieu. Vous pouvez user du même procédé théâtral que Pascal Quignard, en doublant le point de vue narratif : celui d’un récitant qui décrit et narre de l’extérieur ; celui du personnage principal qui est plongé dans l’atmosphère même du jardin. Derrière la musique du jardin peut aussi se profiler la voix d’un être cher, que vous évoquerez de façon indirecte ou en mêlant certaines de ses paroles au texte, pour faire entendre son chant.
Si vous le souhaitez, vous pouvez accompagner cette invitation à l’écriture de l’écoute du quatuor à cordes N° 12 de Dvorak —que ce dernier a composé en découvrant et en lisant l’unique livre-partition posthume du révérend Cheney : « Wood Notes Wild ».
Lecture
La forme très libre de ce récit, composé comme une partition abstraite (même sur le plan visuel), mariant didascalies, dialogues, interlude poétique sans respecter pour autant les règles d’un genre précis, peut décontenancer au premier abord le lecteur. Pascal Quignard, auteur errant, y assume davantage la dimension d’oralité qui teinte son œuvre depuis 2015 — certains de ces textes ont été joués sur scène, comme Princesse Vieille Reine, cinq contes, représenté au théâtre du Rond Point en 2015 avec Marie Vialle, ou La rive noire, performance des ténèbres, en 2017.
J’ai eu l’occasion de découvrir l’auteur dans le rôle du récitant, offrant à l’écoute des extraits de son livre Mourir de penser (Grasset, 2014), au festival de lecture de Manosque, il y a trois ans. C’était une étonnante expérience narrative. Je me souviens du moment précis où Pascal Quignard s’est arrêté dans sa lecture, a posé ses lunettes et nous a offert d’écouter avec lui la musique d’une élégie. Il était là, visage offert au ciel, comme si les sons en descendaient. Ses mains semblaient suivre les ondes. J’ai eu le sentiment étrange qu’il continuait à écrire, là, dans l’air, sur la musique, à danser ses mots.
J’ai repensé à cette scène en lisant Dans ce jardin qu’on aimait ». L’auteur y adopte justement cette posture de « récitant », qui ne traduit pas le monde, mais l’épelle et l’appelle de ses mains, proposant ainsi au lecteur « une suite de scènes amples, tristes, lentes à se mouvoir, polies, tranquilles, cérémonieuses, très proches des spectacles de nô du monde japonais d’autrefois », comme il se plait à les définir lui-même. C’est une manière stylisé de définir la théâtralité d’un texte — qui ne passerait pas forcément par la mise en scène — mais par un chemin plus intérieur, par la simple « mise en voix », par une certaine musicalité. Y compris par le lecteur lui-même, dans la solitude du lieu où il lit ? Chacun peut en tout cas s’essayer à la lecture à voix haute de ce texte, pour faire résonner au plus près le sortilège du jardin aimé…
E.D.
Emmanuelle Pavon Dufaure est comédienne et auteure de théâtre. Elle a écrit One-man Hamlet, monologue autour de l’univers élisabéthain, L’outremusique, pièce chorale pour douze comédiens, où chaque personnage existe à travers un grain de voix singulier, et Concerto en cuisine ! Elle anime également des ateliers d’écriture « sono-matique », où elle utilise des sons et de la musique comme déclencheurs d’écriture, notamment dans les collèges et lycées.
Découvrez le prochain atelier qu’elle anime à Aleph-Ecriture, à Paris : Formation générale à l’écriture littéraire module 3 à partir du 28 mars et Trouver sa voix du 5 au 8 juillet 2018.