Cette semaine, Alain André vous propose d’écrire à partir du dernier roman de William Boyd, Les vies multiples d’Amory Clay (Éditions du Seuil, octobre 2015, pour la traduction française). Envoyez-nous vos textes (un feuillet standard ou 1500 signes maxi) jusqu’au 28 juillet à: atelierouvert@inventoire.com.
Extrait
« Je me demande ce qui a bien pu m’attirer jusqu’au jardin. Je revois la lumière estivale – les arbres, les buissons et l’herbe d’un vert lumineux, baignés par la douceur bienveillante du soleil de la fin de l’après-midi. Était-ce la lumière, alors ? Mais il y avait aussi les rires provenant d’un groupe d’invités près de la pièce d’eau. Quelqu’un avait dû blaguer et provoquer l’hilarité générale. La lumière et les rires, donc.
J’étais à l’intérieur, dans ma chambre, sur mon lit, fenêtre grande ouverte pour entendre le bavardage des hôtes, je m’ennuyais et, soudain attirée par les notés égrenées d’un rire enjoué, je me suis levée pour aller à la fenêtre observer les dames et les messieurs, la marquise, les tréteaux couverts de petits canapés et de grands bols de punch. Je me suis demandé pourquoi ils se dirigeaient tous vers la pièce d’eau. Quelle était la cause de tant de gaieté ? Je suis vite descendue les rejoindre.
À peine arrivée au milieu de la pelouse, j’ai fait demi-tour pour retourner prendre mon appareil-photo. Pourquoi ? Je crois que j’ai ma petite idée maintenant, après tant d’années. Je voulais capturer ce moment, cet aimable groupe assemblé dans le jardin par un doux soir d’été anglais, le capturer et le garder prisonnier à jamais. Je sentais confusément qu’il était en mon pouvoir d’arrêter la marche impitoyable du temps et de figer cette scène, cet instant fugace : les dames et les messieurs dans leurs beaux atours qui riaient, insouciants, paisibles. Je les saisirais vite, pour l’éternité, grâce aux propriétés techniques de mon merveilleux appareil. J’avais entre les mains le pouvoir d’arrêter le temps, ou du moins le croyais-je. »
Suggestion
Le dernier ouvrage de William Boyd, Les vies multiples d’Amory Clay (Seuil, octobre 2015, pour la traduction française) se présente comme la biographie d’une photographe anglaise (1908-1983). Le parti-pris du récit à la première personne, comme les photos en noir et blanc reproduites en grand nombre, en renforcent la crédibilité. S’y déploie en outre un sens aiguisé de ce qui peut séduire les lecteurs de romans : la réussite d’une femme, le Berlin des années folles, les fascistes anglais, la Seconde guerre mondiale, celle du Vietnam et les communautés hippies en Californie, bref c’est tout le vingtième siècle qui défile.
Le prologue nous conte la naissance de la vocation de photographe d’une femme et, plus précisément, l’histoire de la première photographie de la narratrice, reproduite dans l’ouvrage et accompagnée de la légende « Dans le jardin de Beckburrow, printemps 1915 ». Le premier chapitre proprement dit est intitulé « La fille à l’appareil photo », ce qui n’est pas sans logique. La même personne s’y s’exprime, mais elle est beaucoup plus âgée. L’enjeu est de nous faire croire à une autobiographie, en somme, alors qu’il s’agit d’un roman. La crédibilité de l’affaire est assurée en outre par la notice biographique du père, elle-même « attestée » par l’Oxford Companion to English Literature (3ème édition) ; puis par le fait que la narratrice nous dit déjà, un peu plus loin, qu’elle a eu une vie tout aussi digne de figurer dans cet ouvrage que son propre père ; et encore par l’amorce d’un récit des souvenirs que la narratrice a conservés du père ; et enfin par la présentation des noms, prénoms et âges du reste de la famille. Après trois astérisques peut alors s’ouvrir une séquence, titrée « Journal de Barrandale, 1977 », qui nous fait entrer dans l’intimité de la narratrice…
Ce savant montage oblige à signaler d’emblée ou presque le « coup » réalisé Boyd avec ce roman. Il a en fait trouvé dans des brocantes les photos susceptibles de correspondre aux différents moments de la vie d’Amory Clay, de façon à rendre l’illusion parfaite (entre autobiographie et roman). L’idée lui serait venue un jour qu’il a trouvé une photo anonyme dans un abribus. Boyd a donc écrit une fausse biographie, une « fictiographie » ou une vie imaginaire, et utilisé des photos pour étayer la vie (fictive) de son personnage.
Et nous ? Sommes-nous capables d’inventer au moins un bout d’histoire à partir de photos plus ou moins anonymes ? Imaginons que vous ayez en votre possession, à la suite de circonstances encore indéterminées, un album contenant des photographies et, sur une feuille de papier déchirée, cette phrase non signée : « Voilà, c’est fait. Toute ma vie en quelques photos : quel… ! » (sans qu’on puisse savoir si le ou les mots manquants à la fin de cette exclamation sont au masculin ou au féminin. « Quelle ironie », ou « quelle foutaise », ou quelque chose de très différent…
Cet album, vous en trouverez quelques photographies reproduites ici. Il contient plusieurs photos de la même personne, une jeune femme, de l’enfance à l’âge adulte, sans inscription ni indication de date au dos des tirages.
Considérez le personnage principal : cette femme qui revient deux fois, celle qui a rédigé le mot sur la feuille de papier. Son prénom figure dans l’album, elle s’appelle par exemple Julia. Notez, pour voir, quelques détails, événements, hypothèses, que les photos permettent de formuler sur sa vie, son travail, les épisodes clés de son existence. Choisissez-en une, pour voir. Tentez d’imaginer dans quelles circonstances le ou la photographe l’a prise. Votre narrateur, là, peut être la femme elle-même ; ou un photographe ; ou un observateur de la scène de prise de vue (un témoin) ; ou même quelqu’un qui voit la photo seulement, et imagine (quelqu’un qui, à la suite de circonstances à préciser, s’est retrouvée en possession de ces photos (un héritier, ou quelqu’un qui les a trouvées ou volées, je n’en sais rien). Ce choix de narrateur change tout, évidemment : votre fiction va-t-elle s’écrire dans les codes d’une biographie, ou d’une autobiographie, ou d’une enquête policière, ou bien ?
Si la personne qui a l’album en sa possession (c’est le point-clé) est à la fois la propriétaire légitime et la narratrice, imaginez la raison pour laquelle elle a rassemblé ces photos. Si ce n’est pas elle, donnez à cette personne, à son tour, un état-civil. Notez-le. Imaginez comment elle est entrée en possession de ces photos : les a-t-elle trouvées, volées, ou bien ?
Ça y est ? Vous avez fait vos choix ? Écrivez maintenant, en un feuillet au maximum, une brève scène qui sera centrée soit sur le moment de la découverte des photos par votre narrateur, si ce n’est pas le personnage représenté sur les photos ; soit sur un souvenir important de sa vie, enfance ou pas, si c’est le personnage représenté sur les photos qui est le narrateur – et n’oubliez pas : c’est un souvenir fictif.
Dans les deux cas, cherchez à donner envie au lecteur de lire la suite (un « teaser », comme on dit dans les ateliers d’écriture américains) et à mettre en place un élément qui remplisse la fonction « d’attestation ».
Lecture
William Boyd est né en 1952 au Ghana. Il a étudié à Glasgow, Nice et Oxford, où il a également enseigné la littérature. Auteur de fiction, d’essais et de théâtre, il est aussi scénariste et réalisateur. Tous ses ouvrages traduits en français sont parus aux éditions du Seuil (14 romans, sauf erreur, auxquels il convient d’ajouter trois recueils de nouvelles et un recueil de chroniques). Ceux qui précèdent immédiatement Les vies multiples d’Amory Clay sont Orages ordinaires (2010 et « Points ») ; L’Attente de l’aube (2012 et « Points ») ; et Solo, une nouvelle aventure de James Bond (2014 et « Points »). C’est du roman, bien ficelé, conforme aux canons du creative writing à l’américaine. L’écriture est plate. Les procédés sont maîtrisés, parfois attendus, mais efficaces pour entraîner le lecteur. De merveilleux livres pour la plage, autrement dit. Alors, pourquoi l’avoir choisi ?
Parce que l’auteur nous mène en bateau de façon convaincante. Boyd s’est documenté deux années durant. Il s’est appuyé sur les carrières de plusieurs femmes photographes, et il en a inventé une de plus, jusqu’à l’épitaphe de la page 519 : courageuse, très libre avant l’heure, témoin d’un 20ème siècle qui s’est fracassé sur les guerres mondiales et sur celle du Vietnam, tâtant aussi de la photo de mode ou pornographique. On est frappé, à, la lecture, par la précision des détails, par la recherche constante de crédibilité. Le tour de prestidigitation est impeccable.
J’allais oublier de préciser que, s’agissant des photos de l’album imaginaire que vous avez consulté, elles proviennent de « photographies d’anonymes » disponibles sur Internet, ainsi que de vieux albums familiaux. Il me manquait encore le personnage principal. Et puis, en lisant la belle biographie écrite par Marie Darrieusecq (Être ici est une splendeur. Vie de Paula M. Becker, POL, 2016), j’ai découvert l’existence de Francesca Woodman. C’est une photographe née le 3 avril 1958 à Denver (Colorado) et décédée le 19 janvier 1981 à New York, six ans après sa sortie du lycée. Elle aurait cinquante-huit ans aujourd’hui, mais elle est morte à vingt-trois. Sans doute Darrieussecq la cite-t-elle aussi parce qu’il s’agit, comme dans le cas de Paula M. Becker, d’une artiste femme dont la vie tourne mal, ou court. En dépit de la brièveté de sa carrière, elle continue d’avoir une vraie place dans la création photographique contemporaine. Une belle exposition de la Fondation Henri Cartier-Bresson permet de voir son travail jusqu’au 31 juillet 2016.
Les deux photographies de la femme de l’album, Julia, sont donc en vérité des photos de et par Francesca Woodman. J’ai trouvé amusant de retourner le traquenard de William Boyd : pas d’autobiographie fictive à partir de photographies d’anonymes, mais des fictions à partir de photographies d’une authentique photographe…
A.A.
Alain André a pris l’initiative de créer Aleph-Écriture en 1985. Auteur de romans, de fictions brèves et d’essais, il conduit des ateliers d’écriture à La Rochelle. Son prochain stage y a lieu du 17 au 22 juillet 2017 : « Photographier, écrire »), avec une intervention de Marie Monteiro, photographe professionnelle.