Cette semaine, Arlette Mondon-Neycensas vous propose d’écrire à partir de l’ouvrage collaboratif du groupe L’AJAR, Vivre près des tilleuls (Flammarion, 2016). Envoyez-nous vos textes (un feuillet standard ou 1500 signes maxi) jusqu’au 23 mai à l’adresse : atelierouvert@inventoire.com
Extrait
Cela faisait près de dix ans. Près de dix ans que les dates de mes menstruations s’étalaient sur un tableau, dans la chambre à coucher. Dix ans que nous attendions avec anxiété les avis éclairés de tel médecin, de tel grand spécialiste à qui nous avions donné le pouvoir de décider si oui ou non notre enfant aurait le droit d’exister. Dix ans que nous appliquions régulièrement une nouvelle prescription de grand-mère à laquelle nous-mêmes ne croyions pas. Le sujet n’était plus évoqué frontalement depuis de long mois. Jacques avait compris que le ramener dans la conversation entraînait immanquablement un orage. Plus les échecs se multipliaient, plus nous nous éloignions. J’ai abandonné, lâché prise, j’ai commencé à faire le deuil de cet enfant qui ne naîtrait pas. Le médecin m’a dit plus tard que le renoncement avait certainement facilité le miracle.
Mes yeux sont restés humides durant les quatre premiers mois. J’avais tellement espéré, désespéré, que je parvenais pas à prendre la mesure de cette attente. Je n’ai senti ni les nausées ni les maux de dos. Juste cet enfant qui grandissait déjà, la chaleur qui remplaçait le vide le regard de Jacques qui osait à nouveau se poser sur moi. Je n’avais que trop attendu pour serrer ce bébé contre ma poitrine, et pourtant j’aurais voulu que ces moments se prolongent encore dix ans.
Proposition
La quatrième de couverture indique que Vincent Köning, dépositaire des archives de l’écrivaine suisse Esther Montandon, découvre par hasard, dans une chemise classée « factures », un journal de deuil dans lequel elle évoque pour la première fois la mort accidentelle de sa fille Louise, âgée de trois ans, puis « l’aberrante vie d’après ».
Les carnets d’Esther Montandon sont publiés sous le titre Vivre près des tilleuls (Éditions Flammarion, 2016). Le nom de l’auteur n’apparaît pas sur la couverture de l’ouvrage, qui mentionne seulement un acronyme, L’AJAR (Association de jeunes auteurs Romands), clin d’œil au célèbre pseudonyme de l’écrivain Romain Gary.
En fait, Vivre près des tilleuls a été écrit par dix-huit auteurs trentenaires. Le texte se compose de soixante-trois brèves séquences déclinant l’inadmissible chagrin d’une mère. Esther y raconte son désir d’enfant et la venue inespérée de Louise, alors qu’elle est âgée de quarante ans. Elle nous livre son émotion, sa joie d’être mère, toutes les les « premières fois » de sa petite fille – et l’accident. La vie irrémédiablement interrompue. La sidération. Puis la vie d’après et la façon dont, longtemps après, elle retrouve son corps.
Cette proposition vous suggère donc une écriture à plusieurs mains. Il vous appartient de trouver deux autres personnes qui seront les co-auteurs du récit que vous allez écrire : qui vous accompagneront dans cette aventure. Il s’agit d’abord, pour chacun, de s’installer devant sa page blanche et d’inventer un personnage. Ce personnage est aussi un narrateur, puisqu’il tient son journal.
Donnez-vous un temps d’écriture. Puis chacun commencera par mettre « son » personnage en situation : une situation concrète, précise, ordinaire ou exceptionnelle. Elle vous permettra de mettre en lumière en lumière un ou deux traits de son caractère, peut-être ses amours, ses détestations, ses rêves ou ses contradictions. C’est court : 500 signes environ, à peine davantage.
Lorsque vous avez terminé, vous faites passer votre page à l’un de vos co-auteurs, et vous recevez l’une de celle qu’ils ont écrit. Lisez le plus attentivement possible la page de « journal » (fictif) que vous venez de recevoir. Faites connaissance avec ce narrateur : découvrez-le, adoptez ses manies, ses expressions. Imprégnez-vous de ses émotions, de ses sentiments, de sa personnalité. Puis, lorsqu’il vous semble qu’il n’a plus de secret pour vous, écrivez un second fragment de son journal : il ou elle y évoquera un événement « choc » (dramatique, ou au contraire heureux, en tout cas inattendu, assez fort en tout cas pour bouleverser sa vie.
À la fin de cette deuxième séquence d‘écriture, faites passer la page initiale et la suite que vous venez de lui inventer au troisième auteur. Vous pouvez maintenant découvrir les deux fragments écrits qui vous ont été transmis, à vous aussi. Lisez-les attentivement, entrez dans l’histoire, mettez- vous au cœur du séisme que ce nouveau narrateur a traversé. Puis écrivez un troisième et dernier fragment, sous la forme d’une scène, d’un monologue intérieur ou d’un dialogue qui évoquera la « vie d’après.»
Au terme de cette dernière étape, vous découvrez trois récits. Voire six, s’il vous a paru intéressant de faire passer les textes dans l’un et l’autre sens de votre petit cercle. Lisez-les, nommez ce qui touche ou intéresse. Puis reprenez « votre début » et, en vous appuyant sur la ou les suites et fins imaginées, réécrivez l’ensemble pour le faire correspondre à votre intention et lui donner le maximum de densité. Et n’oubliez pas avant de nous envoyer le résultat : le texte final doit compter 1 500 signes au maximum.
Lecture
Vivre près des tilleuls se présente comme un récit autobiographique ; il s’agit, en fait, ‘une pure fiction : « Une femme qui n’a pas existé est l’auteur d’un livre qu’elle n’a pas écrit ».
Dans une remarquable postface, les auteurs livrent leur démarche. Tout a commencé comme un jeu, avec ce pari fou : écrire un roman en une nuit. Cette nuit de grillons et de rhum a vu la naissance du personnage d’Esther Montandon, qui est également la narratrice. Le jeu s’est vite transformé en une aventure menée avec sérieux. À travers les notes qui jalonnent le cheminement personnel d’Esther, l’ouvrage interroge la frontière poreuse entre réalité et fiction. Les jeunes écrivains ont dû très vite trancher : « Devions-nous… nous emparer du plus sensible et périlleux des sujets, l’expérience intime de la mort d’un enfant ? » La réponse se trouve dans l’écriture de l’ouvrage. Vivre près des tilleuls est un texte délicat, une dentelle de mots posée comme un voile sur l’irreprésentable.
Se retrouvent en effet, tout au long de la lecture, les preuves de l’immense respect qui a entouré l’invention de la narratrice et de son histoire. Force est de constater grâce à eux avec quelle force une œuvre littéraire peut exister hors de l’expérience vécue. L’AJAR nous enseigne « qu’un récit n’a pas toujours besoin d’être en adéquation avec le vécu ». « Les mots », nous disent-ils, « ne sont pas nécessairement un redoublement du monde, mais… peuvent devenir la condition de son surgissement ».
A.M-N.
Arlette Mondon-Neycensas conduit pour Aleph-Écriture à Bordeaux la formation générale à l’écriture littéraire et l’atelier Nouvelle-Instant en présentiel et par e-mail, ainsi que des ateliers ouverts en librairie à Bordeaux et Bergerac. Elle animera un atelier en Librairie le lundi 15 mai à La Machine à Lire à Bordeaux et le jeudi 18 mai à La Colline aux livres à Bergerac à partir du livre de Laurence Nobécourt « La vie spirituelle » Editions Grasset 2017.