Cette semaine, Sylvie Neron-Bancel vous propose d’écrire à partir du roman d’Anne Godard, Une chance folle (Minuit, 2017). Envoyez-nous vos textes (un feuillet standard ou 1500 signes maxi) jusqu’au 20 mars à l’adresse : atelierouvert@inventoire.com
Petite précision: merci de nous envoyer vos textes sous format word (ou .odt) en times 12, interligne 1,5… et n’oubliez pas d’indiquer en haut de page votre nom (ou votre nom d’auteur) et le titre de votre texte ! Nous répondons à tous les envois, alors à très bientôt !
Extrait
« (…) Depuis toujours c’est notre mère qui nous prend en photo. Elle nous prend, on ne peut pas mieux dire. Très tôt elle s’est équipée de gros objectifs, elle les braque sur nous en toutes circonstances, sans demander, sans prévenir. Toujours des gros plans. Elle n’aime pas les photos de groupe, celles où l’on sourit tous à l’appareil devant un gâteau d’anniversaire et des bougies. De ces photos-là, je n’en ai jamais vu de nous, tous ensemble, c’est comme si notre famille n’existait pas sur pellicule. Peut-être que c’est pour ne pas voir qu’on est que quatre. Mais elle n’aime pas non plus qu’on regarde l’appareil, ce qu’elle veut c’est nous saisir, sans qu’on la voie, ou du moins qu’on fasse comme si on ne la voyait pas quand elle nous mitraille de tout près pour des portraits en très gros plans. Elle nous attrape sous tous les angles, dans toutes les lumières, dans toutes les postures. Surtout l’été, elle part en chasse. On dirait qu’elle fait des reportages animaliers. Et ces photos nous montrent toujours à demi nus…
L’hiver c’est dans la salle de bain qu’elle nous débusque, pendant le bain où nous trempons des heures avec des bateaux en plastique. Elle prend les joues, les cheveux collés sur le front, la peau mouillée. Elle nous prend par morceaux et nous reconstitue dans des albums numérotés.
Et ce sont ces morceaux aussi qu’elle envoie à toutes les tantes Machin, aux cousins Truc, aux parents de toutes sortes qui réclament des nouvelles des petits, des photos, des portraits. Et les photos circulent dans ce grand marché de la marmaille qu’on se partage en famille, en plusieurs exemplaires, comme les dindes découpées à Noël, comme les boîtes de chocolat, les papillotes et les marrons glacés…
Je nous y vois, je m’y vois, on est là, on grandit, mais les photos se ressemblent, fronts joues, mâchoires, narines, oreilles, épaules, cous, dos, bras, jambes, tout ça nu, tout ça de tout près, comme si c’était la texture de nos corps qu’elle palpait. Les cheveux blonds de mon frère, mes cheveux bruns. Sa peau dorée et lisse, le duvet blanc de son dos, ma peau d’enfant recousue, fripée et raide, aux lignes tordues comme un linge qu’on aurait essoré. D’une année à l’autre, c’est la seule chose qui change vraiment sur les photos, ses lignes bougent au fur et à mesure des greffes et de leurs reprises, sur l’épaule, sur le bras, sur le côté, dans le dos comme un tissu noué. C’est ainsi que ma mère photographie le temps qui passe sur nous (…) »
Proposition d’écriture
Grièvement brûlée par de l’eau bouillante alors qu’elle avait quelques mois, Magda, la narratrice, prend la parole des années après, au je, pour tenter de se réapproprier l’histoire qu’on lui a racontée, à distance du récit de la mère.
Dans cet extrait situé page 49, du roman d’Anne Godard, Une chance folle, Magda est photographiée sous toutes les coutures alors qu’elle porte les traces d’une disgracieuse cicatrice. Cette cicatrice, malgré les opérations, les pansements, les cures thermales douloureuses, a l’aspect « d’un linge qu’on aurait essoré » et est au fond le sujet central du roman, au sens propre comme au sens figuré. L’extrait que j’ai choisi montre le regard du photographe qui fait du sujet un objet, voire un terrain d’enquête, un document, un support mnésique. Il m’a fait penser au travail d’Annie Ernaux pour son livre Les Années, dans lequel elle décrit treize photos d’une façon si minutieuse qu’on a l’impression de les avoir devant les yeux.
Ce qui m’a émue aussi dans ce court extrait, c’est la voix distanciée et drôle de Magda, à qui toute plainte était interdite. Sa mère se consacre à elle, on lui dit qu’elle est bien soignée, en somme elle a « une chance folle ».
Imaginez que vous ayez reçu la commande d’une photo ou d’une série de photos à réaliser, dont la thématique serait « le temps qui passe sur nous ». Je vous propose de fermer les yeux quelques instants et d’imaginer ce que vous pourriez photographier. Qu’est-ce qui surgit dans le noir, quelles sont les photos dont vous vous souvenez ou que vous imaginez ? Prenez des notes, donnez à voir et à sentir deux ou trois de ces photos réelles ou imaginaires. Vous pouvez aussi feuilleter quelques photos de magazines, et poser des images devant vous, comme un collage.
Vous avez été sélectionné(e) pour exposer dans une galerie. Votre travail a été retenu. C’est le soir du vernissage, une jeune femme ou un jeune homme non voyant(e) arrive devant vous et vous demande de lui faire visiter l’exposition. Décrivez de façon minutieuse, objective, précise, une photo exposée, et faites nous sentir ce que vous avez voulu montrer, sans expliquer votre démarche artistique.
Si vous le souhaitez, vous pouvez joindre à votre texte, qui ne devra pas dépasser un feuillet standard, une photo ou un collage.
Lecture
Née à Paris en 1971, Anne Godard vit à Tours. Elle enseigne la langue et la littérature françaises à l’Université de la Sorbonne-Nouvelle-Paris 3. En tant que romancière, elle a connu un succès fou avec son premier roman, L’inconsolable, paru en 2006. Après dix ans de silence, Anne Godard livre un très beau deuxième roman : un roman cathartique, où les mots de la narratrice reprennent le pouvoir sur le récit qu’on lui a imposé. Leur force vient de l’écriture, du rythme, des sonorités, des échos dans le récit, caresses, toucher, regards, qui nous font ressentir la complexité des sentiments éprouvés par l’enfant puis par l’adolescente. Elle qui se croyait seule à endurer la douleur de la cicatrice, avec sa mère, comprend en déroulant le fil de l’histoire que son frère et son père s’en accommodaient aussi, en silence. En rendant hommage à ceux qui ont disparu, elle redonne à chacun sa place. Car c’est de ça qu’il est question aussi dans ce roman, ainsi que du chemin que Magda emprunte pour sauver sa peau, s’éloigner des regards qui stigmatisent, habiter un corps blessé et apprendre à parler en son nom propre.
L’auteur a commencé par essayer de faire raconter l’histoire par quelqu’un d’autre que Magda, puis elle s’est aperçue que le « je », finalement, pouvait dire plus de choses de cette intériorité et convenait mieux à son personnage. À la lecture du roman, c’est ce qui m’a touchée. La voix de Magda existait vraiment, m’embarquait à l’intérieur de son corps.
Peut-être ai-je fait le lien aussi avec un sentiment éprouvé il y a quelques années : celui de la chance des survivants, comme le dit Anne Godard, avec cette culpabilité que l’on traîne et les années qu’il faut pour se dégager de la double peau dont on se recouvre pour éviter d’être soi…
S. N-B.
Sylvie Neron-Bancel propose à Lyon des ateliers de découverte et les modules de la formation générale à l’écriture littéraire d’Aleph-Écriture. En février 2018, elle conduira le Module 4, « Travailler la langue et son style ».