Cette semaine, Hélène Massip vous propose d’écrire à partir de Palabres de John Berger (Éditions de l’Olivier, 2018). Envoyez-nous vos textes (un feuillet standard ou 1 500 signes maxi) jusqu’au 3 octobre à l’adresse suivante: atelierouvert@inventoire.com.
Extraits
SUR L’ATTENTION
La plupart des gens ont leur bar préféré, ils y vont pour retrouver leurs amis et prendre un verre. Je préfère boire chez moi avec mes amis. En revanche, j’ai ma piscine municipale préférée ; je vais y nager à mon rythme, dépassant les autres nageurs que je ne connais pas, malgré les regards, et parfois les sourires, que nous échangeons (…)
Plus tard, je nage sur le dos et lève les yeux vers le ciel qui s’encadre dans le toit en verre. Un bleu vif avec des cirrus blancs, à une altitude d’à peu près 5000 mètres, je dirais (Le mot latin pour « boucle de cheveux » est cirrus.) Les boucles de cheveux se déplacent lentement, se rejoignent et se séparent quand les nuages sont emportés par le vent. Je peux apprécier leur dérive grâce au cadre du toit ; autrement, elle serait difficile à remarquer.
Le mouvement de ces boucles provient apparemment de l’intérieur de chaque nuage, et non d’une pression qui s’exercerait sur eux ; pensez aux mouvements qui agitent un corps endormi.
C’est probablement pour cette raison que je m’arrête de nager, et que je mets mes mains derrière la tête. Je flotte. Mes gros orteils sortent tout juste de l’eau. L’eau sous mon corps me soutient.
Plus j’observe ces boucles, plus elles me font penser à des histoires sans paroles ; des histoires sans paroles pareilles à celles que l’ont peut se raconter avec ses doigts, mais dans le cas présent, ces histoires sont racontées par de minuscules cristaux de glace, dans le silence de la couleur bleue.
Hier, j’ai lu dans les journaux qu’à Gaza, vingt Palestiniens ont été déchiquetés par l’explosion de leur maison ; que les États-Unis ont discrètement déployé 300 hommes supplémentaires pour défendre leurs intérêts dans les raffineries de pétrole irakiennes : que James Foley, un journaliste américain retenu en otage par l’État islamique, a été décapité, et que la vidéo de son exécution a été postée sur internet ; et que 35 immigrants clandestins en provenance de l’Inde, hommes, femmes et enfants, ont été retrouvés, à moitié étouffés, dans le container d’un cargo qui venait de traverser la mer du Nord pour s’amarrer à Londres.
Le cirrus divague vers le nord, vers l’endroit le plus profond du bassin. Flottant sur le dos, immobile, je le regarde et je trace avec mes yeux le schéma de ses ondulations (…)
QUELQUES NOTES SUR LA CHANSON (pour Yasmine Hamdan)
(…) Vient le moment pour David (dix ans ? onze ?) de faire son numéro. Il n’y a qu’une demi-douzaine de spectateurs, c’est le milieu de la matinée, les gens sont occupés. David chevauche son monocycle, dévale la rue, puis fait demi-tour et revient, avec le moins d’efforts possible. S’il fait ça, c’est pour prouver l’étendue de ses talents.
Puis, de nouveau sur les pavés, il envoie valser d’un coup de pieds ses baskets et monte sur un ballon de cuir lesté de la taille d’une gigantesque citrouille. Il appuie avec ses talons et épouse les courbes du ballon avec la plante de ses pieds, et parvient ainsi à le mettre en mouvement, et tous deux avancent. Il garde les bras le long du corps. Rien dans ses gestes ne révèle les efforts qu’il fournit pour se maintenir en équilibre sur le ballon roulant.
Il se tient dessus, le menton levé, le regard au loin, comme une statue sur son piédestal. La balle et lui avancent, triomphants, à un rythme de tortue très lente. Et au moment de son triomphe, il se met à chanter, accompagné par son père à l’harmonica. David a un micro miniature fixé près de sa pommette gauche à l’aide de ruban adhésif.
C’est un chant sarde. Il chante d’une voix sereine de ténor. C’est la voix d’un pâtre solitaire, et non d’un garçon. Les paroles racontent ce qui arrive quand on est victime du mauvais œil, histoire vieille comme le monde (…)
Proposition
C’est sur le chemin des liens imperceptibles, des rapprochements inattendus, non explicités, que je voudrai vous amener.
Dans un premier temps, je vous invite à trouver un lieu de loisir sportif ou de plein air, un lieu où le corps bouge, ressent différemment, où l’on croise les autres différemment. Cela peut aussi être un supermarché, c’est en tout cas un lieu où l’on croise d’autres personnes, où l’on se comporte d’une manière spéciale.
Puis je vous propose de vous souvenir d’un moment de spectacle vivant, auquel vous avez assisté ou que vous imaginez. Danse, chanson, spectacle de rue, performance poétique, théâtre, clown … etc.
Enfin, vous allez penser à un fait d’actualité qui vous a marqué, qui peut vous revenir soudain à l’esprit à n’importe quel moment.
Vous avez maintenant la matière pour écrire votre texte :
– Le lieu de « loisir » est le lieu où se trouve le narrateur. Il observe son environnement, le décrit, le commente.
– Par moment il se souvient :
– D’un moment de spectacle vivant ;
– D’un fait d’actualité.
Donnez à voir et à sentir le lieu où se trouve le narrateur, ainsi que ses souvenirs.
Annoncez ses pensées, comme des faits, comme des titres de journaux.
Procédez comme pour un collage. Ne cherchez pas à établir de liens logiques entre les différents moments. Ce n’est pas parce qu’il voit, mettons, un arbre au bord de la piscine que le narrateur se met à pensez à la déforestation en Amazonie. Juxtaposez les moments d’observation et de souvenir sans lien logique apparent. C’est à la lecture que chacun pourra entendre le lien possible. Le lien se fera dans l’intériorité de votre personnage.
Lecture
Écrivain engagé, romancier, nouvelliste, poète, peintre, critique d’art et scénariste, John Berger, né en 1926 dans la banlieue de Londres, vivait dans un village de Haute-Savoie.
Il a réalisé dans les années 70 une série de documentaires pour la BBC, Ways of seeing (« Manières de voir », intitulé en français Voir le voir), qui analysent le rapport aux images et aux informations qu’elles véhiculent.
Curieusement, c’est une auteure indienne qui m’a reconduite vers lui, quelques mois après son décès. Dans les remerciements, à la fin de son foisonnant roman, Le ministère du bonheur suprême (Gallimard, 2017), Arundhati Roy rend hommage à John Berger.
L’engagement politique et la littérature sont la matière des ponts qui les relient.
Le tout dernier livre de John Berger, Palabres, a été publié à titre posthume aux Éditions de l’Olivier (janvier 2018). L’ouvrage rassemble plusieurs textes, dont certains sont parus antérieurement dans le Monde diplomatique.
J’ai tout de suite aimé la présence de photos et de dessins de John Berger, intégrés au texte. Les rapprochements inattendus : une photo de Charlie Chaplin âgé et un autoportrait de Rembrandt. La façon dont les liens sensibles se font et se défont, cassant les codes, interrogeant le lecteur. La tendresse et l’humanité qui imprègnent chacun de ces courts textes, l’engagement politique, l’amitié, l’hommage : le premier texte est dédié à Rosa Luxemburg, théoricienne marxiste et militante communiste, battue à mort en 1919 après la fondation du Parti Communiste allemand.
Questionner le regard, questionner notre manière de voir, c’est questionner le sens, questionner notre façon de comprendre ce qui nous est dit, par le texte ou par l’image.
C’est la même chose avec les catégories, les classifications, les rapports entre les choses, les êtres. Chacun peut réinventer son rapport au monde. Et la construction d’un texte.
H.P.
Hélène Massip est auteur de nouvelles, de poèmes et de haïkus. Sa dernière publication : L’affiloir des silences, collection « Poésie XXI », Jacques André Éditeur, Mars 2016. Elle animera pour Aleph-Écriture à Lyon une formation longue sur la nouvelle, du 24 novembre 2018 au dimanche 12 mai 2019. pour en savoir plus, c’est ici!